Aller au contenu

Tableau de Paris/276

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCLXXVI.

Paris-Port.


Tandis qu’on a dépensé trois ou quatre millions pour des guerres folles, inutiles, inconséquentes, comment n’a-t-on pas réalisé le projet de faire venir les vaisseaux à Paris ? Rendre Paris-port, comme il l’a été autrefois ; rétablir l’ancien commerce maritime de cette grande ville ; y faire aborder les vaisseaux qui viendroient y mouiller des quatre parties du monde ; ne seroit-ce pas donner tout-à-coup au commerce de la France la plus vigoureuse de toutes les impulsons ? L’opulence de la capitale, sa population, l’activité de ses habitans, tout garantiroit les fonds, les matelots & le succès.

Le projet est praticable ; il ne faudroit que creuser le lit de la riviere, pour qu’elle fût navigable ; & les frais devroient-ils être épargnés pour cette magnifique & importante opération ?

Alors peut-être, sans la marine royale (cette coûteuse & inutile décoration) les armateurs sortiroient en foule, & se rendroient redoutables, parce qu’ils marcheroient avec toutes les forces réunies d’une ville peuplée, industrieuse & riche. Le sort de la capitale ne seroit plus incertain : des ressources promptes seroient assurées à tous les régnicoles. La France comporte par ses richesses territoriales, cinq à six villes maritimes du premier ordre, & nous en avons à peine trois.

Tout ce qui est dépensé à Paris en luxe frivole, en jouissances futiles, prendroit naturellement son cours vers un commerce grand & généreux, qui éleveroit les ames & les esprits. L’agiotage disparoîtroit pour faire place au négoce : l’usure rougiroit quand elle appercevroit des moyens plus grands, plus lucratifs & légitimes. Enfin, si les succès sont proportionnés à la masse de pouvoir qu’on met en action, de quels avantages ne pourroit-on pas se flatter !

La tête d’un pareil royaume figureroit avec plus de splendeur, environnée de mille vaisseaux ; & l’abondance qui ne vient à elle qu’en épuisant les environs & fatiguant les hommes, les chevaux & les routes, viendroit flotter sans peine & sans efforts au pied de ses magnifiques remparts. L’industrie aiguillonnée en tout sens, ne seroit plus timide ni obscure ; elle s’agrandiroit avec le projet ; & la réaction de tous les esprits opéreroit quelque chose de grand, c’est-à-dire, de relatif à la puissance réelle du royaume.

Cette nouvelle conquête vaudroit bien celle de quelques isles éloignées, sur la possession desquelles s’égare la routine de la politique moderne.

Si l’on remonte dans l’histoire, l’on verra que des peuples de la Suede, du Danemarck & de la Norvege, au nombre de quarante mille hommes, ayant à leur tête Sigefroi, vinrent en l’année 885, faire le siege de Paris avec sept cents voiles, sans compter les barques ; en sorte qu’au rapport d’Abbon, religieux de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, contemporain & témoin oculaire, qui a écrit l’histoire de cette guerre en deux volumes en vers latins, la riviere étoit couverte de leurs bâtimens l’espace de deux lieues. Il ajoûte qu’ils étoient déjà venus deux fois dans le même siecle.

Jules-César rapporte dans le troisieme livre de ses Commentaires, que lors de la conquête des Gaules, il fit faire pendant un hiver six cents vaisseaux des bois qui étoient aux environs de Paris ; qu’au printems, il fit monter sur ces vaisseaux son armée, avec armes, bagages, chevaux & provisions, & qu’il descendit la Seine, passa à Dieppe, & de là en Angleterre, dont il fit la conquête.

N’avons-nous pas vu, il y a quelques années, le premier août 1766, le capitaine Berthelot arriver au Pont-Royal, vis-à-vis des Tuileries, sur son vaisseau de cent soixante tonneaux, de cinquante-cinq pieds de quille, & dont le grand mât avoit quatre-vingt pieds de hauteur ? Lorsqu’il partit le 12 du même mois, chargé de marchandises, l’eau de la Seine étoit à peu près à la même hauteur, c’est-à-dire, à vingt-cinq pieds. Ce vaisseau est arrivé de Rouen à Paris en sept jours, de Rouen à Poissi en quatre, & une autre fois du Havre à Paris en dix jours.

L’académie des sciences, belles-lettres & arts de Rouen, annonça dans sa séance publique, tenue le premier août 1759, qu’elle proposoit pour sujet du prix de l’année suivante, cette question : la Seine n’a-t-elle pas été autrefois navigable pour des vaisseaux plus considérables que ceux qu’elle porte, & n’y auroit-il pas des moyens de lui rendre ou de lui procurer cet avantage ? En 1760 le prix fut remis, l’académie n’ayant pas été satisfaite des mémoires qui lui furent envoyés. En 1761, les nouveaux ne lui ayant pas paru meilleurs, elle se décida à changer la matiere du prix.

Le projet n’a jamais été jugé impraticable par les ingénieurs, & le devis estimatif des ouvrages, signé par plusieurs architectes, a été mis sous les yeux du ministere.

On a de l’argent pour des guerres destructives & incertaines, pour les vieux rébus du radotage ministériel ; on n’en a point pour féconder une ville immense, & soulager les provinces du tribut énorme & onéreux qu’elle en exige.