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Tableau de Paris/281

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CHAPITRE CCLXXXI.

Servante mal pendue.


Il y a dix-sept ans environ qu’une jeune paysanne, d’une figure très-agréable, s’étoit mise en service chez un homme qui avoit tous les vices qu’entraîne la corruption des grandes villes. Épris de ses charmes, il tenta tous les moyens de la séduire. Elle étoit honnête ; elle résista. La sagesse de cette fille ne fit qu’irriter la passion du maître qui, ne pouvant la soumettre à ses desirs, imagina la vengeance la plus noire & la plus abominable. Il enferma furtivement, dans la cassette où cette fille mettoit ses hardes, plusieurs effets à lui appartenans & marqués à son nom ; puis il cria qu’il étoit volé, appella un commissaire, & fit sa déposition en justice : à l’ouverture de la cassette, on reconnut les effets qu’il avoit réclamés.

La pauvre servante emprisonnée, n’avoit que ses pleurs pour défense ; & pour toute réponse aux interrogatoires, elle disoit qu’elle étoit innocente. On ne sauroit trop accuser notre jurisprudence criminelle, quand on songe que les juges n’eurent aucun soupçon de la scélératesse de l’accusateur, & qu’ils suivirent la loi dans toute sa rigueur ; rigueur excessive, & qui devroit disparoître de notre code, pour faire place à un simple châtiment, qui laisseroit moins de vols impunis.

La fille innocente fut condamnée à être pendue. Elle le fut mal, parce que c’étoit le coup d’essai du fils de l’exécuteur des hautes œuvres. Un chirurgien avoit acheté le corps. Il fut porté chez lui. Voulant le soir même y porter le scalpel, il sentit un reste de chaleur ; l’acier tranchant lui tomba des mains, & il mit dans son lit celle qu’il alloit disséquer.

Ses soins pour la rappeller à la vie ne furent pas inutiles ; il manda en même tems un ecclésiastique, dont il connoissoit la discrétion & l’expérience, tant pour le consulter sur cet étrange événement, que pour être témoin de sa conduite.

Au moment que cette fille infortunée ouvrit les yeux, elle se crut dans l’autre monde ; & appercevant la figure du prêtre, qui avoit une grosse tête & une physionomie fortement prononcée, (car je l’ai connu, & c’est de lui que je tiens ce fait) elle joignit les mains avec tremblement, & s’écria : Pere éternel, vous savez mon innocence, ayez pitié, de moi. Elle ne cessa d’invoquer cet ecclésiastique, croyant voir Dieu même. On fut long-tems à lui persuader qu’elle n’étoit pas décédée, tant l’idée du supplice & de la mort avoit frappé son imagination ! Rien n’étoit plus touchant & plus expressif que ce cri d’une ame innocente, qui s’élevoit vers celui qu’elle regardoit comme son juge suprême ; & au défaut de sa beauté attendrissante, ce spectacle unique étoit fait pour intéresser vivement l’homme sensible & l’homme observateur. Quel tableau pour un peintre ! Quel récit pour un philosophe ! Quelle instruction pour un homme de loi !

Le procès ne fut pas fournis à une nouvelle révision, ainsi qu’on l’a imprimé dans le Journal de Paris. La servante guérie de son effroi, revenue à la vie, ayant reconnu un homme dans celui qu’elle adoroit, & qui lui fit reporter ses prieres vers le seul Être adorable, quitta pendant la nuit la maison du chirurgien doublement inquiet pour cette fille & pour lui. Elle alla se cacher dans un village éloigné, tremblant de rencontrer les juges, les satellites & l’affreux poteau, qui poursuivoient ses regards.

L’horrible calomniateur demeura impuni, parce que son crime manifeste aux yeux de témoins particuliers, ne l’étoit pas de même aux yeux des magistrats & des loix.

Le peuple eut connoissance de la résurrection de cette fille ; il accabla d’injures le scélérat auteur de cette infamie. Mais dans cette ville immense, ce forfait fut bientôt oublié, & le monstre respire peut-être encore : du moins il n’a pas porté devant les hommes la peine qu’il méritoit.

Un livre à faire seroit le Recueil de tous les innocens condamnés, pour voir les causes de l’erreur & l’éviter dans la suite. Ne se trouvera-t-il point enfin un magistrat qui s’occupera de cet ouvrage important ?