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Tableau de Paris/282

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CHAPITRE CCLXXXII.

Bastille.


Prison d’état : c’est assez la qualifier. C’est un château, dit Saint-Foix, qui, sans être fort, est le plus redoutable de l’Europe.

Qui sait ce qui s’est fait à la Bastille, ce qu’elle renferme, ce qu’elle a renfermé ? Mais comment écrira-t-on l’histoire de Louis XIII, de Louis XIV & de Louis XV, si l’on ne fait pas l’histoire de la Bastille ? Ce qu’il y a de plus intéressant, de plus curieux, de plus singulier, s’est passé dans ses murailles. La partie la plus intéressante de notre histoire nous sera donc à jamais cachée : rien ne transpire de ce gouffre, non plus que de l’abyme muet des tombeaux.

Henri IV fit garder le trésor royal à la Bastille. Louis XV y fit enfermer le dictionnaire encyclopédique, qui y pourrit encore.

Le duc de Guise, maître de Paris en 1588, le fut aussi de la Bastille & de l’Arsenal. Il en fit gouverneur Bussi le Clerc, procureur au parlement. Bussi le Clerc ayant investi le parlement, qui refusoit de délier les François du serment de fidélité & d’obéissance, conduisit à la Bastille présidens & conseillers, tous en robe & en bonnet quarré ; là il les fit jeûner au pain & à l’eau.

Ô murs épais de la Bastille, qui avez reçu sous les trois derniers regnes les soupirs & les gémissemens de tant de victimes, si vous pouviez parler, que vos récits terribles & fideles démentiroient le langage timide & adulateur de l’histoire !

Auprès de la Bastille se trouve l’Arsenal, qui recele le magasin à poudre, voisinage tout aussi terrible que la demeure.

La tour de Vincennes renferme encore des prisonniers d’état, qui paroissent devoir y finir leurs tristes jours. Qui a pu calculer au juste les lettres de cachet délivrées sous les trois derniers regnes ?

On a une histoire de la Bastille en cinq volumes, qui offre quelques anecdotes particulieres & bizarres ; mais rien de ce qu’on souhaiteroit tant d’apprendre, rien, en un mot, qui puisse porter quelque jour sur certains secrets d’état, couverts d’un voile impénétrable. Si l’on en croit l’historien, on y traitait sous un d’Argenson, avec une rigueur inouie & une violence tyrannique, les prisonniers déjà trop punis par la perte de leur liberté.

Le gouvernement, aujourd’hui plus doux & plus humain qu’il ne l’a jamais été depuis la mort de Henri IV, s’est beaucoup relâché sans doute de cette cruelle sévérité, & l’on n’y inflige plus de ces punitions affreuses & inutiles.

Quand un prisonnier décede à la Bastille, on l’enterre à S. Paul, pendant la nuit à trois heures du matin. Au lieu de prêtres, des guichetiers portent le cercueil, & les membres de l’état-major assistent à la sépulture. Ainsi le corps n’échappe au terrible pouvoir que par la route du tombeau.

Dès qu’on parle de la Bastille à Paris, on récite soudain l’histoire du masque de fer : chacun la fabrique à son gré & y mêle des réflexions non moins imaginaires.

Au reste le peuple craint plus le Châtelet que la Bastille : il ne redoute pas cette derniere prison, parce qu’elle lui est comme étrangere, n’ayant aucune des facultés qui en ouvrent les portes. Par conséquent il ne plaint guere ceux qui y sont détenus, & le plus souvent il ignore leurs noms. Il ne témoigne aucune reconnoissance aux généreux défendeurs de sa cause. Les Parisiens aiment mieux acheter du pain pour vivre, que le plus beau discours où l’on prouveroit qu’ils ont droit à une vie aisée. On y mettoit autrefois les écrivains pour bien peu de chose ; on a reconnu que l’auteur, le livre & ses opinions en acquéroient plus de célébrité ; on a laisse l’opinion de la veille s’effacer par celle du lendemain ; & l’on a compris que lorsqu’on avoit la force physique, il falloit peu s’inquiéter des idées politiques & morales, versatiles & changeantes par leur nature.

Là gémit ou ne gémit plus le célebre Linguet. Quel est son délit ? On l’ignore.

L’effet en est affreux, la cause est inconnue.

Voltaire.