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Tableau de Paris/289

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CHAPITRE CCLXXXIX.

L’Académie Françoise.


LAcadémie françoise, si célebre entre nos majestueuses barrieres de sapin, & n’ayant plus d’existence au-delà, se déroberoit-elle à nos pinceaux ? Non : elle appartient spécialement au caquet de la grande ville.

Richelieu ne pouvoit former un établissement, même par instinct, qui ne tendît au despotisme. L’institution de l’académie est visiblement une institution monarchique. On a fait venir dans la capitale les gens de lettres, comme on y a fait venir les grands seigneurs, & par les mêmes motifs, pour les avoir sous la main. On les tient plus en respect de près que de loin.

L’écrivain qui veut être de l’académie, est contenu bien avant que d’y entrer ; sa plume mollit lorsqu’il songe qu’il lui faudra un jour l’agrément de cette cour, qui peut lui fermer la porte, malgré le suffrage unanime du corps. L’écrivain cherche à ne pas déplaire, à éviter du moins ce désagrément ; & la vérité n’a plus, sous son expression dénaturée, une physionomie vivante.

Quelques-uns même flattent par ambition, & préferent la faveur de la cour à l’estime publique.

L’académie françoise n’a de considération & ne peut en avoir qu’à Paris ; les épigrammes qu’on lui lance de toutes parts, contribuent même à la sauver de l’oubli.

Ce goût exclusif qu’elle s’arroge est d’ailleurs bien fait pour éveiller le ridicule. Tous les hommes sont appellés à juger par eux-mêmes des arts de sentiment : ils le sentent ; ils trouveront donc toujours extraordinaire qu’une poignée d’hommes osent donner leurs idées sur les arts, comme les idées les plus justes, & leur esprit pour l’esprit par excellence. Leur goût particulier ne peut pas former le goût général.

La maniere qui naît & qui naîtra toujours de ces sortes d’assemblées, déplaira encore, parce que le caractere d’imitation décele la gêne & la servitude, & que chaque écrivain s’estimant libre dans son idiôme particulier, ne voudra pas modeler son attitude sur celle d’autrui.

Enfin, ce bizarre privilege qui déclare publiquement un homme, homme d’esprit, lui quarantieme au milieu d’une ville où l’esprit abonde, excite constamment la bonne humeur de nos conversations : & les prétentions au titre d’académicien sont jugées plus séverement que toutes les autres prétentions, parce que chacun ne se croit pas intérieurement plus sot que le récipiendaire, qui la veille étoit un mortel ordinaire.

L’académie ensuite établit une différence presqu’injurieuse entre les gens de lettres ; ils paroissent, pour ainsi dire, n’avoir point de rang, s’ils ne jouissent du fauteuil. C’est une séparation véritable entre des républicains jaloux avec raison de l’égalité, puisqu’ils font les mêmes efforts, qu’ils ont le même juge, la même ardeur, la même confiance dans la carriere de la gloire, & qu’ils ne luttent pas néanmoins à force égale.

En effet, l’esprit de corps donne toujours une premiere consistance à l’ouvrage qui émane de son sein, & ce, au détriment de tout autre ouvrage. Si l’auteur est étranger au corps, au défaut de la sourde critique, on emploiera un silence perfide & prémédité. Plus d’annonceurs, plus de prôneurs. Il faut que le livre s’éleve par ses propres forces. Et quel livre dans son origine a été apprécié ce qu’il vaut ? Les pensions & les récompenses qui vont chercher de préférence les académiciens placés à la source des graces, achevent de jeter au milieu de la littérature un sujet de plainte & de discorde.

Les services que l’académie françoise a rendus à la langue sont foibles, pour ne pas dire nuls. La langue, sans ce corps, eût fait sans doute des progrès plus rapides & plus audacieux. Quoi de plus fatal que de l’avoir fixée au milieu de tant d’arts féconds en conceptions neuves ? Quoi de plus ridicule que ce ton dogmatique qu’elle prend quelquefois ? Tout en se moquant de la Sorbonne, ne va-t-elle pas citant de vieux mots & de vieilles autorités, comme des théologiens qui ergotent sur les bancs ?

Ce corps, composé d’ailleurs des bons écrivains de la nation, mais qui est loin de les renfermer tous, vaut beaucoup, mais individuellement ; rassemblés, ils subissent la fatale loi des corps : ils deviennent petits, n’ont plus que de petites idées, emploient de petits moyens, & sont conduits par de petits motifs. Ce corps deviendroit utile, s’il secouoit jamais les misérables préjugés qui l’investissent, & s’il osoit adopter un goût diamétralement opposé à celui qui l’anime ; c’est-à-dire, si au lieu d’un ton & d’une maniere locale, qui ressemble à la couleur d’une école de peinture, il appercevoit enfin l’immensité de l’art qui exprime la pensée ; s’il invitoit, s’il admettoit tous les tons, tous les styles, toutes les manieres, & qu’il sût qu’il n’y a point de regles fixes pour cet art inconnu, qui rend sur le papier la force de nos idées & la chaleur de nos sentimens.

Les gens de lettres formant le plus petit nombre dans ce corps littéraire, il se dénature, s’oppose à lui-même, & recueille malgré lui ses ennemis dans son propre sein. Il n’a pas eu le courage de renoncer à une décoration étrangere ; & le crédit, l’intrigue y ayant fait breche tant de fois, le littérateur pauvre, fier & modeste, perdra bientôt la seule place que la patrie lui offroit, & la plus propre à récompenser ses travaux. C’est pour un grand une jouissance de plus, que de déposséder un homme de lettres qui n’a pour lui que la voix publique. Le bon Patru, qui étoit franc du collier, récita à l’académie cet apologue, lorsqu’elle voulut nommer un grand Seigneur ignorant, au lieu d’admettre un écrivain connu : Un ancien Grec avoit une lyre admirable, à laquelle se rompit une corde ; au lieu d’en remettre une de boyau, Il en voulut une d’argent, & la lyre n’eut plus d’harmonie.

Je crois que les gens de lettres feroient beaucoup mieux, s’ils prenoient le parti de renoncer de bonne heure à cette récompense insidieuse. Leurs talens en auroient certainement plus de vigueur & de liberté. Ils ne troqueroient plus follement la gloire qui les attend loin des murs de la capitale, pour obtenir la renommée de Paris, toujours orageuse, & qui ne s’y concentre que pour bientôt mourir.

Dans les académies, les gens de lettres se voient de trop près ; les défauts de chacun paroissent davantage ; l’amour-propre se tourne en aigreur ; les intérêts se divisent ; plus de concorde ; l’harmonie est détruite.

J’aime la réponse du poëte Lainez. Un membre de l’académie françoise lui proposoit de faire des démarches pour entrer dans ce corps. Il répondit fiérement : eh ! qui vous jugeroit ?

L’académie, mue par des intérêts particuliers, ne sent pas assez que le peuple lecteur surveille, juge ses choix, & trouve très-ridicule la réception qui ne lui amene pas un nom connu. Quand il faut analyser un mérite qui sort des ténebres, le public se révolte, & rit aux dépens de l’obscur récipiendaire.

Quelques académiciens voudroient représenter comme hommes de génie. Mais le génie est comme la pudeur ; il est impossible de le jouer.

L’académie françoise ne propose plus pour sujet des prix qu’elle distribue annuellement, quelle est la plus grande de toutes les vertus du roi, ainsi qu’elle faisoit sous le regne de Louis XIV. Aujourd’hui les gens de lettres qui la composent (nous leur devons cette justice) ne se bornent pas à épurer le style, ils se regardent encore comme appellés à former les mœurs de la nation, & jamais ils ne s’aviseront de traiter une aussi lâche & déshonorante question.

Échappés à l’adulation, ils n’ont pu échapper de même à une certaine pédanterie : elle est plus fine, plus adroite, plus ingénieuse chez les uns que chez les autres, il faut l’avouer ; mais tous croient ou voudroient faire croire que l’académie est un tribunal réel, qui commande au goût & est fait pour le régler ; que le titre d’académicien emporte avec soi l’idée d’un juge absolu des arts : ce qui n’est pas, vu leur extrême prévention pour leur propre maniere, leur dédain affecté pour tout ce qui ne se soumet pas au ton de leur école, & l’ignorance où ils sont sur beaucoup d’ouvrages étrangers & nationaux, que leur paresse ou leurs travaux les empêchent de lire & d’examiner.