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Tableau de Paris/295

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CHAPITRE CCXCV.

Gêne de la Presse.


Les ennemis des livres le sont des lumieres, & par conséquent des hommes. Les entraves dont on surcharge la presse invitent à les braver : si l’on jouissoit d’une liberté honnête, on n’auroit plus recours à la licence. Il est des maux politiques que prévient la liberté de la presse, & c’est déjà un très-grand bienfait. La police intérieure des états a besoin d’être éclairée par des écrits désintéressés. Il n’y a que le philosophe satisfait de la seule estime de ses concitoyens, qui puisse s’élever au-dessus des nuages que forme l’intérêt personnel, & offrir les abus d’une coutume insidieuse. Enfin la liberté de la presse sera toujours la mesure de la liberté civile, & c’est une espece de thermometre pour connoître d’un coup-d’œil ce qu’un peuple a perdu ou gagné.

Si l’on adopte cet axiome, chaque jour nous perdons ; car chaque jour la presse est plus gênée.

Aussi les livres que l’on imprime aujourd’hui à Paris sont-ils pitoyables, lorsqu’ils roulent sur l’histoire, sur la politique, ou sur la morale des nations.

Lassiez penser & parler ; le public jugera, il saura même corriger les auteurs. Le plus sûr moyen pour épurer l’imprimerie, c’est de la rendre libre : l’obstacle irrite ; ce sont les prohibitions, les difficultés, qui enfantent les brochures dont on se plaint.

Si le despotisme pouvoit tuer la pensée dans son sanctuaire, & nous empêcher de faire voler le trait de nos idées dans l’ame de nos semblables, il le feroit. Mais ne pouvant tout-à-fait arracher la langue au philosophe & lui couper les mains, il établit l’inquisition sur les routes, peuple les frontieres de commis, répand les satellites, ouvre toutes les caisses, pour intercepter la progression infaillible de la morale & de la vérité : vain & puérile effort ! attentat superflu au droit naturel de la société générale & aux droits patriotiques d’une société particuliere ! La raison de jour en jour frappe les nations d’un plus grand éclat ; elle luira sans nuages. On a beau craindre ou persécuter le génie, rien n’éteindra dans ses mains le flambeau de la vérité : l’arrêt que sa bouche prononce sera répété dans toute la postérité contre l’homme injuste. Il a voulu ravir à ses semblables le plus noble de tous les droits, celui de penser, inséparable de celui d’être : il aura manifesté sa foiblesse & son extravagance, & il méritera le double reproche de tyrannie & d’impuissance.

Ô braves Anglois ! peuple généreux, étranger à notre servitude honteuse, conservez avec soin parmi vous la liberté de la presse ; elle est le gage de votre liberté. Vous représentez aujourd’hui presque seuls pour le genre humain ; vous soutenez la dignité du nom d’homme. Les foudres qui frappent l’orgueil & l’insolence du pouvoir arbitraire, partent du noble sein de votre isle fortunée. La raison humaine a trouvé chez vous un asyle d’où elle peut instruire l’univers.

Quand les oppresseurs croiront imposer silence à la terre, & la dévorer sans qu’elle ose gémir, leurs perfides projets seront éclairés dans toutes leurs profondeurs, leurs fronts seront cicatrisés des foudres sacrés de la vérité : l’opprobre les saisira pour les vouer au mépris & à l’exécration de la race présente & future.

Ô braves Anglois ! vos livres ne sont pas soumis au mandat de M. Le Camus de Néville ; & il faudroit un long commentaire pour vous expliquer de quelle maniere monseigneur le garde des sceaux, ou monseigneur le chancelier de France, quand il a les sceaux, ou monseigneur le vice-chancelier, permet enfin à une mince brochure qu’on ne lira pas, d’être étalée & invendue sur le quai de Gêvres.

Nous sommes si ridicules & si petits devant vous, que vous auriez peine à comprendre l’excès de notre foiblesse & de notre humiliation[1].

Au reste, cette gêne fait un tort considérable à la capitale, & l’étranger en profite. La graphomanie a un côté ridicule, mais elle fait subsister diverses professions. La montagne Sainte-Genevieve est peuplée de colporteurs, de brocheurs, de relieurs, &c. qui mourroient de faim sans le gros commerce de la librairie. Ce trafic n’a rien de préjudiciable à la société. Les anciens écrivoient autant que nous, & avoient la même démangeaison, de publier leurs écrits. C’est un besoin que nous satisferons toujours en donnant notre argent aux presses hollandoises, allemandes, flamandes & genevoises.

  1. Il y eut jadis un édit du roi, qui défendoit au professeur Ramus de lire ses propres ouvrages.