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Tableau de Paris/296

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CHAPITRE CCXCVI.

La petite Poste.


Son auteur, Chamousset, avoit conçu deux cents projets de différentes especes, tous relatifs au bien public : celui-là seul a pu être exécuté, mais très-tard ; car les hommes en place combattent toutes les nouveautés, & ne cedent au bien public que lorsqu’on les y force, ou par une entiere conviction, ou par une sorte de violence. Le premier mot d’un ministre est toujours, je défends, jamais j’accorde.

Cette poste roule du matin au soir, portant lettres & paquets. Comme Paris est un monde, on auroit plus tôt fait souvent de se transporter à trente lieues, que de déterrer un homme dans tel quartier : on lui écrit ; les billets économisent le tems, remplacent les visites, & font qu’on ne se déplace pas pour des riens.

C’étoient autrefois en Italie les vendeurs de poulets qui portoient les billets doux aux femmes ; ils glissoient le billet sous l’aile du plus gros, & la dame avertie ne manquoit pas de le prendre. Ce manege ayant été découvert, le premier messager d’amour qui fut pris, fut puni par l’estrapade, avec des poulets vivans attachés aux pieds. Depuis ce tems, poulet est synonyme à billet doux. Les commis ambulans de la petite poste en portent & rapportent sans cesse ; mais une cire fragile & respectée tient sous le voile ces secrets amoureux ; le mari prudent n’ouvre jamais les billets adressés à sa femme.

Les amis s’avertissent pour les jours qu’ils veulent passer ensemble ; le commerce de la vie s’embellit de cette facilité. Mais on écrit pour ses affaires ou pour ses plaisirs, parce que ce seroit une grande imprudence d’écrire autrement ; le tout étant entre les mains de la police, qui veut savoir jusqu’aux choses indifférentes.

L’inconvénient est, que les anonymes qui vous écrivent des injures, sont plus à leur aise. Mais toute lettre anonyme est d’un lâche, & dès-lors méprisable. Cet abus ne sauroit contre-balancer l’utilité générale.

Les gens en place ou célebres reçoivent une foule de lettres oiseuses ; cette affluence ne peut manquer de les distraire, & à la longue de les fatiguer. Le fardeau d’une vaste correspondance est un malheur attaché à la renommée ; on perd des heures précieuses à répondre à des futilités, & à tracer sur le papier des complimens stériles ou des choses extrêmement vagues.

On ne doit qu’à ses intimes amis le tableau de ses véritables idées : on est obligé de dissimuler avec les autres, parce qu’ils sont toujours prêts à montrer vos lettres, à les faire circuler, & même à les imprimer. Il faut être très-circonspect avec la multitude ; car combien de gens vous tendent des pieges sous l’apparence du zele, & ne sont qu’à l’affût des ridicules qu’ils peuvent saisir, contens d’avoir pu tromper ou votre confiance ou votre crédulité !

On a publié une mince brochure, intitulée, la petite Poste dévalisée. Ces lettres sont fictives ; mais s’il étoit permis de lever par simple curiosité les cachets, & de parcourir toute la correspondance d’un seul jour, Dieu ! que de choses curieuses & intéressantes à lire ! La certitude que ces lettres n’ont été écrites que pour une seule personne, que l’ame s’est épanchée en liberté, formeroit des contractes singuliers & une lecture unique ; jamais l’imagination d’un auteur ne produira rien qui en approche ; la détresse, l’infortune, la misere, l’amour, la jalousie, l’orgueil donneroient des tableaux variés, piquans ; & comme on ne pourroit douter de la réalité, l’intérêt deviendroit plus vif. Quel plaisir de voir à nu le style de l’homme d’affaires, du marquis, de la courtisanne, de la jeune fille amoureuse, de l’habitué de paroisse, de l’emprunteur, du tartuffe dans toutes les classes ! Que ne donnerait-on pas pour les lettres originales d’un Desrues, pour tenir tel billet de tel homme célebre, dans telle circonstance de la vie ! Les gens de lettres en trouveroient de très-bien écrites ; les philosophes feroient de nouvelles découvertes sur le cœur humain, & les grammairiens verroient que, sur cent lettres, quatre-vingt n’ont pas l’ombre d’orthographe ; mais qu’en général, celles qui pechent par ce défaut, ont plus d’esprit & de naturel que les autres : aussi sont-elles écrites pour la plupart par des femmes. Et parmi les hommes, pour ne pas dire parmi les auteurs, ceux qui ignorent certaines regles grammaticales, s’expriment avec plus de grace, de liberté & de force. Or, réfléchissez donc là-dessus, froids, pesans & maniérés écrivains, qui savez ou ne savez pas la grammaire.

L’impression fidelle de toutes ces lettres feroit un monument bien curieux ; mais il n’est pas licite de le desirer, car rien n’autorise à léser de cette maniere la confiance publique.

Cette petite poste a été réunie à la grande, parce qu’il est dit que tous les établissemens en France appartiendront successivement à des régies ou à des fermiers exclusifs.