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Tableau de Paris/302

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CHAPITRE CCCII.

Porte-faix.


Nous avons au coin des rues des Hercules & des Milons de Crotone, pour emménager ou déménager nos meubles, & porter les fardeaux du commerce. Vous les appellez d’un signe, & ils sont à vous avec leurs crochets ; appuyés sur des bornes, ils attendent qu’on leur donne de l’emploi. Vous croiriez que ces hommes ont une taille au-dessus de la commune, des couleurs vermeilles, des jambes fortes & de l’embonpoint ; non, ils sont pâles, trapus, plutôt maigres que gras ; ils boivent beaucoup plus qu’ils ne mangent.

À toute heure, vous les trouvez prêts à charger leur dos des poids les plus lourds. Légérement courbés, soutenus sur un bâton ambulatoire, ils portent des fardeaux qui tueroient un cheval ; ils les portent avec souplesse & dextérité, au milieu des embarras des voitures, & dans des rues étranglées ; tantôt c’est une glace qui en occupe toute la largeur & fait danser toutes les maisons pour qui la suit & la regarde ; tantôt c’est un marbre fragile & précieux, chef-d’œuvre de l’art. Ces hommes deviennent comme sensibles dans toute leur charge ; & à force de virer, de s’esquiver & de marcher de biais, ils évitent le choc roulant de la foule impétueuse ; ils s’arrêtent à propos, trottent de même, jurent pour avertir les passans, les menacent, tout chargés qu’ils sont, de leurs bâtons courts, & à travers tant d’écueils, arrivent au port sans avoir rien cassé ; le pavé sec, fangeux ou glissant leur devient égal.

On transporte des porcelaines d’un bout de la ville à l’autre sur un long brancard ; & si rien ne tombe des fenêtres pendant la traversée, il n’y aura pas à une soucoupe la moindre fracture.

Savez-vous les muscles qui travaillent le plus dans le corps des porte-faix ? Les extenseurs des jambes. Voyez-les, elles sont dans un tremblement insensible, mais néanmoins visibles.

Lorsque, dans le tems des gelées, les roues des voitures glissent sur le pavé, tombent dans la pente du ruisseau, & s’engrenent l’une dans l’autre, les fiacres descendent de dessus leur siege, soulevent leurs voitures avec le dos, la dégagent sans le secours de qui que ce soit, quoiqu’ils aient quatre personnes dans leur carrosse, quelquefois le train chargé de deux ou trois coffres. Quelle force dans les vertebres de l’homme !

Une voiture chargée d’une énorme pierre de taille a-t-elle perdu de son équilibre ? soixante mains officieuses le rétablissent ; il faudrait ailleurs six heures pour cette opération, elle se fait en un clin-d’œil.

Qu’une soupente rompe, qu’une roue se casse, l’équipage est enlevé avec une rapidité presqu’égale à sa chute. On vous dit : il est arrivé là un accident, & il n’y paroît déjà plus ; tous les porte-faix des carrefours voisins ont prêté la main avec un zele gratuit, ils accourent, dès que la voie publique est obstruée, & la débarrassent sur-le-champ. Ces services journaliers devroient leur être comptés.

On dit que les porte-faix en Turquie portent jusqu’à sept ou huit cents livres pesant ; les nôtres ne vont pas jusques là, il s’en faut. Les porteurs de farine à la Nouvelle-Halle sont les plus vigoureux de tous ; ils ont la tête comme enfoncée dans les épaules, & les pieds applatis ; les vertebres, en se roidissant, ont assujetti l’épine du dos à une courbure constante.

Ces hommes ne sont pas doués d’une force extraordinaire ; ils seroient foibles au pugilat, à la lutte, inhabiles à ramer ou à scier ; ils ont contracté l’habitude de porter des charges sur le dos ou sur la nuque du col, & ils savent accomplir merveilleusement les loix de l’équilibre : l’adresse fait plus que la force ; ne craignez point pour eux une luxation occasionnée par ces poids énormes : il n’y a rien de si rare dans les annales de la chirurgie.

Mais ce qui fait peine à voir, ce sont de malheureuses femmes qui, la hotte pesante sur le dos, le visage rouge, l’œil presque sanglant, devancent l’aurore dans des rues fangeuses, ou sur un pavé dont la glace crie sous les premiers pas qui la pressent ; c’est un verglas qui met leur vie en danger : on souffre pour elles, quoique leur sexe soit étrangement défiguré. L’on ne voit point le travail de leurs muscles comme chez les hommes, il est plus caché ; mais on le devine à leur gorge enflée, à leur respiration pénible, & la compassion vous pénetre jusqu’au fond de l’ame, lorsque vous les entendez, dans leur marche fatigante, proférer un jurement d’une voix altérée & glapissante. On sent que leur organe n’étoit pas fait pour ces mots énergiques & grossiers ; que leur corps n’étoit pas créé pour supporter ces charges démesurées ; on le sent, puisque le hâle, le travail journalier, l’endurcissement des bras, le calus des mains, n’ont pu les métamorphoser en hommes. Sous leur vêtement épais, grossier & sale, sous la crasse, sous leur peau endurcie, elles conservent encore les formes originelles qui vous font distinguer au bal de l’opéra une duchesse sous le masque & le domino ; leur sexe n’est point anéanti pour l’œil sensible ; & ces malheureuses créatures lui commandent la pitié la plus profonde. Comment les femmes sont-elles réduites parmi nous à un labeur si disproportionné aux forces qu’elles ont reçues de la nature ? Le peuple chez qui on les enferme est-il plus cruel que celui qui les livre à ces travaux impitoyables & renaissans ?

Quel contraste ! l’une succombe en nage sous une double charge de citrouilles, de potirons, en criant, gare, place ! L’autre, dans un leste équipage dont la roue volante rase la hotte large & comblée, sous son rouge & l’éventail à la main, périt de mollesse. Ces deux femmes sont-elles du même sexe ? Oui.

Quelquefois un de ces porte-faix met sur ses crochets exactement tout le ménage d’un pauvre individu ; lit, paillasse, chaises, table, armoire, ustenciles de cuisine ; il descend toute sa propriété d’un cinquieme étage, & la remonte à un sixieme. Un seul voyage lui suffit pour transporter les meubles & immeubles du misérable ; le porte-faix est plus riche que lui : car le malheureux, pour le simple transport, paiera peut-être le dixieme de la valeur intrinseque de ses effets. Hélas ! il est obligé de changer de logement tous les trois mois, parce qu’il n’a pu payer que la moitié de son terme ; & c’est à qui le chassera plus loin.

Mais comment avoir de la pitié, dira le locataire ? n’ai-je pas à payer le propriétaire ? Et le propriétaire dira, n’ai-je pas à donner au roi les deux vingtiemes & les huit sols pour livre, qu’on vient d’augmenter encore ? C’est toujours le motif dont on use pour ne faire aucune grace aux malheureux.

À la naissance d’un fils de France, ces porte-faix, crocheteurs, porteurs de chaises, ramonneurs de cheminées, porteurs d’eau, forment des corporations, ayant des musiciens, c’est-à-dire des violons, à leur tête. Ils vont à Versailles pour avoir audience, & s’arrêtent dans la cour de marbre : c’est de là qu’ils complimentent le roi sur son balcon ; ils tiennent en main les symboles de leur industrie ; & on les a vus imaginer, dans ces occasions, des facéties divertissantes.

Tantôt c’est un ramonneur caché dans une cheminée à la prussienne, que quatre de ses camarades portent sur un brancard, & qui mettant tout-à-coup la tête hors du tuyau, harangue de cette maniere le roi de France. Il lui dit qu’il préserve des incendies les maisons de sa bonne ville de Paris. Tantôt les porteurs de chaises promenent une figure colossalle, dont la robe est parsemée de fleurs de lys, & qui tient & caresse entre ses bras robustes un nourisson à qui elle applique de très-gros baisers.

Mais les poissardes ont le privilege d’être introduites jusque dans la galerie, & de complimenter le roi particuliérement ; ce qu’elles font néanmoins à genoux. On leur donne ensuite à dîner au grand-commun, & c’est un des premiers officiers du chef de la maison du roi qui en fait les honneurs. Le repas est splendide.

De retour à Paris, ces poissardes se promenent triomphantes, & rendent compte à la Halle, de la bonne réception qui leur a été faite. La Halle pendant six mois est fort contente de la cour. Que le roi vienne à Paris dans cet intervalle ; les fortes voix de ce canton, qui donnent le signal à la place Maubert & aux autres marchés, hurleront le vive le roi d’une maniere haute, énergique, presqu’effrayante.

Toutes ces harangues ou complimens ont été faits par des gens de lettres qui s’en amusent derriere le rideau, & qui réussissent mieux que s’il avoit fallu se nommer. J’en ai lu d’assez piquans ; mais tous ne sont pas connus, ou n’ont pas été prononcés. Jamais la fête ancienne, philosophique & plaisante des Saturnales ne se reproduira de bonne grace parmi nous ; je crois cependant que tout le monde y gagneroit, même du côté de l’amusement, si l’on vouloit en essayer seulement une petite fois.