Tableau de Paris/317
CHAPITRE CCCXVII.
Le Suisse de la rue aux Ours.
On brûle tous les ans, le 3 juillet, l’effigie de ce Suisse ivre, qui donna, dit-on, un coup de sabre à une statue de la vierge Marie : ce qui en fit couler du sang, ajoute la même histoire. Rien n’est plus ridicule ; mais cet usage déjà ancien ne s’en observe pas moins.
L’effigie portoit jadis l’habit suisse ; mais les Suisses se fâcherent, il fallut l’habiller d’une souquenille. Ne diroit-on pas que l’on ajoute foi à ce miracle, d’après ce bûcher qui se renouvelle chaque année ? Tout le monde rit en voyant ce colosse d’osier, qu’un homme porte sur ses épaules, & auquel il fait faire des révérences & des courbettes devant toutes les vierges de plâtre qu’il rencontre. Le tambour l’annonce ; & dès qu’on met la tête à la fenêtre, ce colosse se trouve de niveau à l’œil du curieux. Il a de grandes manchettes, une longue perruque à bourse, un poignard de bois, teint en rouge, dans sa dextre ; & les soubresauts qu’on imprime au mannequin sont tout-à-fait plaisans, si l’on considere que c’est un sacrilege que l’on fait danser ainsi.
Les usages les plus constans ne forment donc qu’un tableau très-équivoque de la véritable croyance d’un peuple : c’est le plus souvent un spectacle pour la populace, & rien de plus.
Nos plus majestueuses cérémonies n’ont pas d’autre fondement. Ainsi l’on se sert encore de la sainte-ampoule pour oindre nos rois. Personne dans l’assemblée ne croit assurément qu’elle soit descendue du ciel au bec d’une colombe. Personne ne croit à la guérison miraculeuse des écrouelles par l’imposition & l’attouchement des mains royales. Cependant l’on se servira toujours de la petite fiole, & les monarques toucheront toujours les écrouelleux sans les guérir.
Que de faits pareils, chez les voyageurs, ont donné lieu parmi nous aux assertions les plus fausses ! Rien de plus trompeur que les cérémonies publiques, lorsqu’on ne rapproche pas de l’esprit de leur institution l’esprit qui regne quelques siecles après.
On promenera donc encore le Suisse de la rue aux Ours, pour le plaisir & la récréation des petits Savoyards que cela amuse beaucoup. Ils l’accompagneront dans toutes les rues, en riant & dansant ; & dans la joie de leur cœur, ils attendront pour le soir les fusées & les pétards qui doivent crever avec explosion dans les flammes du bûcher.
Autrefois ce même peuple a vu brûler le Suisse iconoclaste en réalité, & s’en est réjoui de même. Cette jurisprudence de nos aïeux est un peu changée & adoucie : ce qui prouve qu’il vaut mieux voir jeter au feu le mannequin que l’homme ; mais quand ne brûlera-t-on plus le mannequin ?… je n’en sais rien.