Tableau de Paris/318
CHAPITRE CCCXI.
Savoyards.
.....Ces honnêtes enfans,
Qui de Savoye arrivent tous les ans,
Et dont la main légérement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie.
Ils sont ramonneurs, commissionnaires, & forment dans Paris une espece de confédération qui a ses loix. Les plus âgés ont droit d’inspection sur les plus jeunes : il y a des punitions contre ceux qui se dérangent : on les a vus faire justice de l’un d’entr’eux qui avoit volé ; ils lui firent son procès & le pendirent.
Ils épargnent sur le simple nécessaire, pour envoyer chaque année à leurs pauvres parens. Ces modeles de l’amour filial se trouvent sous les haillons, tandis que les habits dorés couvrent les enfans dénaturés.
Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu’au soir, le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l’air naïf & gai : leur cri est long, plaintif & lugubre.
La rage de mettre tout en régie en a formé une du ramonnage des cheminées. Les régisseurs ont classé ces petits Savoyards ; & l’on a vu dans des maisons neuves & blanches, tous ces visages basannés & noircis, qui étoient aux fenêtres, en attendant de l’ouvrage.
L’établissement de la petite poste a fait tort aux Savoyards. Ils sont moins nombreux aujourd’hui, & l’on dit que leur fidélité, si long-tems éprouvée, commence à n’être plus la même ; mais ils se distinguent toujours par l’amour de leur patrie & de leurs parens.
Il est bien cruel de voir un pauvre enfant de huit ans, les yeux bandés & la tête couverte d’un sac, monter des genoux & du dos dans une cheminée étroite & haute de cinquante pieds ; ne pouvoir respirer qu’au sommet périlleux ; redescendre comme il est monté, au risque de se rompre le col, pour peu que la vétusté du plâtre forme un vuide sous son frêle point d’appui ; & la bouche remplie de suie, étouffant presque, les paupieres chargées, vous demander cinq sols, pour prix de son danger & de ses peines. C’est ainsi que se ramonnent toutes les cheminées de Paris ; & des régisseurs n’ont enrégimenté ces petits malheureux, que pour gagner encore sur leur médiocre salaire. Puissent ces ineptes & barbares entrepreneurs se ruiner de fond en comble, ainsi que tous ceux qui ont sollicité des privileges exclusifs !
Ces Allobroges de tout sexe & de tout âge ne se bornent pas à être commissionnaires ou ramonneurs. Les uns portent une vielle entre leurs bras, & l’accompagnent d’une voix nasale. D’autres ont une boîte à marmotte pour tout trésor. Ceux-ci promenent la lanterne magique sur leur dos, & l’annoncent le soir au moyen d’une orgue nocturne, dont les sons deviennent plus agréables & plus touchans parmi le silence & les ténebres. Les femmes étalant leur étonnante fécondité, sous le masque de la laideur, vous montrent des enfans, & dans leur hotte, & pendus à leurs mamelles, & sous leurs bras, sans compter ceux qu’elles chassent devant elles ; le tout pour attirer les aumônes : dégoûtantes, maigres, noires, & paroissant âgées, elles sont toujours grosses à pleine ceinture.
Les vielleuses des Boulevards portent sur une gorge souillée un large cordon bleu, qui quelquefois a servi à une majesté. Ce cordon déchu leur sert de bandouliere. Ainsi les marques de dignité périssent ou retournent à leur véritable emploi.
Mais sortons des Boulevards, où une foule de travailleurs vient, comme l’a dit un poëte,
De cette belle route, à grands coups de massue,
En cailloux incrustés parqueter l’étendue.