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Tableau de Paris/342

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CHAPITRE CCCXLII.

Inoculation.


Long-tems combattue, elle a enfin triomphé. Une suite constante & non-interrompue d’heureux succès en ont fixé parmi nous le regne & les avantages. L’exemple du monarque, de ses freres, de plusieurs princes & de plus de trois cents mille personnes inoculées en Europe sans suites fâcheuses, ont décidé les esprits en sa faveur.

Quand on se rappelle tout ce qui a été dit & imprimé contre cette pratique salutaire, on voit quelle est l’opiniâtreté de l’esprit de parti, combien le corps des médecins s’oppose constamment aux découvertes les plus intéressantes : mais l’on doit sentir aussi, que le tems, de concert avec l’expérience, est le grand maître qui fixe les opinions ; car ce ne sont point les ingrats contemporains, qui récompenseront l’inventeur heureux ; ce sera la postérité.

On a cru faussement que la petite vérole étoit une maladie purement accidentelle & contagieuse, & qu’on pouvoit s’en garantir à force de soins & de précautions. M. Paulet, entr’autres, a toujours écrit là-dessus d’après l’idée de la peste. Si on l’écoutoit, il suffiroit d’établir des loix, des réglemens, & de publier des ordonnances de police contre la petite vérole, comme on fait pour l’enlevement des boues & le balayage des rues.

Cette erreur a conduit M. Paulet à proscrire l’inoculation, & il nous ordonne, pour parer aux ravages de la petite vérole, la séquestration ; mais tout ce qu’il recommande à ce sujet, est absolument impossible & chimérique.

Dans une ville comme Paris, il nous imposera la gêne, la contrainte, l’interdiction de tout commerce & de toute société parmi les citoyens, amis & parens. Cela peut-il se proposer, cela est-il praticable, quand même on voudroit suivre à la lettre cet étrange précepte ?

Puisque, d’après son propre aveu, les traits de ce fléau sont invisibles, que tout leur sert de véhicule, ils se répandront par-tout, ils franchiront toute barriere ; comment les enchaîner dans tous les instans, dans tous les périodes de la vie humaine, tandis que l’inoculation nous offre le seul moyen d’anéantir la petite vérole & de sauver à la fois la vie & la beauté ? ce que des expériences multipliées ne permettent plus de contredire.

Que de terreurs chimériques M. Paulet a répandues ! comme avec son érudition il nous a environnés de craintes mensongeres ! & qu’il est bon qu’on se raille un peu & à propos de toutes ces productions enfantées dans la solitude du cabinet, où l’auteur accumule mille raisonnemens démentis par la foule des faits.

Mais l’inoculation n’est encore en honneur à Paris que dans les classes supérieures, & chez les personnes opulentes ; elle n’est pas encore descendue chez le bourgeois, chez l’artisan, encore moins chez le pauvre.

Je me promene dans la Suisse, je vois chaque pere de famille attentif à faire inoculer ses enfans dès leur plus tendre jeunesse ; il croiroit manquer à un devoir essentiel, s’il s’y refusoit par négligence : aussi je vois la génération qui s’éleve, belle, fraîche & brillante. Les visages ne portent plus l’empreinte de ce fléau cruel ; tous les fronts ont conservé cet éclat qui ajoûte aux traits de la beauté.

Mais si je me promene dans Paris, je vois avec chagrin que les vieux préjugés n’y sont pas détruits : c’est encore un spectacle affligeant que de rencontrer des visages défigurés, sur des bustes d’ailleurs gracieux. On a fait intervenir jusqu’à la religion comme obstacle à un usage adopté aujourd’hui chez tous les peuples raisonnables, & l’on ne sait combien de tems encore la beauté parisienne sera soumise à cette grêle affreuse qui épargne les campagnes & les villes de l’heureuse & tranquille Helvétie.

Pourquoi le Parisien s’obstine-t-il à voir le nez & les joues de ses filles rongés & cicatrisés, leurs yeux éraillés, lorsqu’elles pourroient conserver ce poli qui avec la grace qui les anime, en feroit les plus charmantes créatures de l’Europe ? car leur démarche, leur maintien, leurs habillemens ont un agrément qui les distingue des femmes des autres peuples.

Les premiers ouvrages en faveur de l’inoculation sont sortis du sein de la capitale, & les Suisses ont adopté ces vues heureuses. Tandis que nous nous épuisions en stériles brochures, que nous combattions l’évidence, que les prêtres se mêloient de ces questions purement physiques, un peuple sage, qui se rit de la superstition & qui étend la liberté dont il connoît le prix, saisissoit les bienfaits de l’inoculation, & nous laissoit la folie des disputes & l’opiniâtreté de l’aveuglement.

Mais le bon sens est peut-être à Paris la faculté la plus rare, & beaucoup plus rare que l’esprit même ; c’est le bon sens qui manque à cette foule d’habitans : si on les examine de près, ils ont tous plus d’esprit & d’imagination que de logique. Le bon sens, plus commun dans les républiques, appartient moins à un peuple qui n’a point une existence politique ; il ne se donne pas la peine de chercher la vérité : qu’en feroit-il ? Chacun est indifférent à tout ce qui ne constitue pas sa profession particuliere, il ne voit qu’elle, & les connoissances qui tiennent à l’intérêt général lui échappent ou ne le touchent que foiblement.

Nous avons eu lieu de remarquer plusieurs fois, que le Parisien manquoit d’instruction, qu’il suivoit opiniâtrement les préjugés les plus contraires à ses véritables intérêts, qu’une foule de vieilles idées lui étoient encore cheres. Ce défaut d’instruction dans la majeure partie du peuple n’est pas un petit inconvénient, parce qu’il rétrécit de jour en jour les idées religieuses & politiques, qu’il subordonne les choses les plus sérieuses à la futile plaisanterie, & qu’il sera facile de mouvoir ce peuple comme des marionnettes, tant qu’il n’aura pas sur certains objets des notions exactes & préliminaires.