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Tableau de Paris/343

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CHAPITRE CCCXLIII.

Places publiques.


Louis XIV a deux places où son effigie est environnée des trophées & attributs de la victoire ; la place des Victoires & la place Vendôme. Le monarque a payé cher l’inscription hautaine, Viro immortali. Ce faste de domination est ce qui a attiré à l’homme immortel tant d’ennemis dans l’Europe, & qui ébranlerent enfin son trône. Ces esclaves enchaînés, ces bronzes orgueilleux susciterent contre lui des adversaires qui eussent été paisibles, sans cet airain trop insultant. Cette renommée aux ailes étendues, qui le couronnoit de son vivant, ce globe de la terre à ses pieds, cette massue, cette peau d’Hercule… la vraie grandeur eût dédaigné ce vain appareil. Il avoit mis sur pied, dans le tems de sa splendeur, deux cents quarante mille hommes d’infanterie, soixante mille chevaux, sans les troupes de ses armées navales, soixante mille matelots enrôlés. Il fut trop heureux, sur la fin de son regne, de recevoir la paix. Il laissa l’état endetté & sur le penchant de sa ruine.

Les inscriptions de la place Vendôme sont d’une pesanteur insipide & d’une longueur fatigante ; aussi sont-elles de l’académie des belles-lettres.

La Place-Royale offre la figure de Louis XIII, représenté en général Romain, sans selle & sans étriers. Dans les inscriptions, il n’est question que d’Armand de Richelieu ; & le sujet est mis fort au-dessus du maître. Le poëte pour cette fois eut raison ; il fait parler ainsi le monarque :

Armand, le grand Armand, l’ame de mes exploits,
Porta de toutes parts mes armes & mes loix,
Et donna tout l’éclat aux rayons de ma gloire.

Ce qui précede est encore plus étonnant. Louis XIII dit :

J’ai sauvé par mon bras l’Europe d’esclavage,
Et si tant de travaux n’eussent hâté mon sort,

J’eusse attaqué l’Asie, & d’un pieux effort,
J’eusse du saint tombeau vengé le long servage.

Louis XIII, qui auroit attaqué l’Asie, s’il eût vécu, pour venger le servage du saint tombeau ! Quelle date donneroit-on à ces vers ? Ils sont de 1639. L’idée des croisades n’étoit donc pas totalement éteinte à cette époque. De quelles opinions sortons-nous, bon Dieu !

La place de Louis XV présente un superbe coup-d’œil. Depuis le château des Thuileries jusqu’à Neuilly, la vue n’est interrompue par aucun objet ; mais veut-on savoir le nom des vertus cariatides qui soutiennent la corniche du piédestal ? C’est la force, c’est l’amour de la paix, c’est la prudence, c’est la justice. Ensuite, dans un bas-relief, Louis XV donne la paix à l’Europe. Le sculpteur a voulu parler de l’avant-derniere guerre. Les connoisseurs font plus de cas de la figure du coursier que de celle du roi. Bouchardon a commencé ce monument, Pigale l’a fini. Mais quand nos statuaires sauront-ils faire autre chose que de mettre un souverain à cheval, la bride à la main ? N’y auroit-il pas une autre expression à donner au chef d’un peuple ? On voit toujours avec étonnement des noms d’échevins figurer dans ces monumens publics : ne pourroit-on pas leur substituer les noms des généraux qui ont soutenu ou vengé le trône ?

La statue du bon Henri IV sur le Pont-Neuf, quoiqu’isolée, intéresse beaucoup plus que toutes les autres figures royales. Cette effigie a un front populaire ; & c’est celle-là que l’on considere avec attendrissement & vénération.

Qui croiroit que le cardinal de Richelieu, qui a attaché son nom par-tout où il a pu l’accrocher, a fait suspendre à la grille une inscription où on l’intitule sans façon, en présence de Henri le Grand, Vir supra titulos.

Des vendeuses d’oranges & de citrons, fruits aussi beaux que salubres, forment un long cordon sous les regards du bon roi. Jamais la solitude n’environne sa statue. Le jour & la nuit, la foule des citoyens passe & salue son image.

On voudroit pouvoir toucher la base de cette statue vénérée. On va construire des boutiques dans son enceinte : elles seront peuplées de jolies marchandes de modes, & cet ornement n’est pas fait pour déplaire à l’ombre du héros qui fut sensible toute sa vie aux charmes de la beauté.

Outre la place de Louis XIV, ce monarque a encore des arcs-de-triomphe érigés à sa gloire, pour perpétuer le souvenir de ses victoires ; mais aucun monument n’a parlé de ses défaites.

Considérez la porte Saint-Denis, chef-d’œuvre d’architecture : toujours le monarque dans la gloire… Comme Eugene l’humilia ! À la porte Saint-Bernard, on voit Louis XIV tenant la corne d’abondance avec cette inscription, Ludovico magno abundantia parta. Dans un tems de disette, un Gascon traduisit abundantia parta par l’abondance est partie ; & ce contre-sens n’en étoit pas un.

Il n’y a plus de porte Saint-Antoine ; on l’a sagement sacrifiée à la commodité publique, ainsi que l’on a abattu la porte Saint-Honoré & la porte de la Conférence. Il n’y a plus d’église des Quinze-Vingt rue Saint-Honoré ; il n’y a plus d’hôtel des Mousquetaires ; dans un quart de siecle, la physionomie de la ville a changé, & c’est en bien ; doux présage pour l’avenir. Quand fera-t-on disparoître de même tout ce qui gêne la voie publique, & tout ce qui porte un caractere dégoûtant & mesquin ? Écrivons, & ne nous lassons pas de plaider en faveur des embellissemens utiles ; fatiguons les hommes en place, qui demandent à être fatigués.

Quand voudra-t-on employer des inscriptions françoises, afin que le peuple sache un peu ce qu’on veut lui dire ? Notre langue a sa précision & son énergie ; pourquoi toujours la langue des Romains ?