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Tableau de Paris/350

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CHAPITRE CCCL.

Apologie des Gens de Lettres.


La calomnie ardente s’est sur-tout attachée aux gens de lettres ; on les a peints comme perturbateurs des empires, parce qu’ils se sont montrés les ennemis des abus & les protecteurs de la liberté publique. Quelle idée utile ne leur doit-on pas ! De quelle abyme d’erreurs & de misérables préjugés n’ont-ils pas fait sortir les administrateurs des nations ! Qu’enseignent-ils, si ce n’est l’amour de l’humanité, les droits de l’homme & du citoyen ? Quelle question importante à la société n’ont-ils pas examinée, débattue, fixée ? Si le despotisme s’est civilisé, si les souverains ont commencé à redouter la voix des nations, à respecter ce tribunal suprême, c’est à la plume des écrivains que l’on doit ce frein nouveau, inconnu. Quelle iniquité ministérielle ou royale pourroit se flatter aujourd’hui de passer impunément ? & la gloire des rois n’attend-elle pas la sanction du philosophe ? Il est obscur & sans puissance, mais il met en mouvement le cri de la raison universelle. Vus de près, ils sont un petit nombre de citoyens épars, gémissans sur les malheurs de leur patrie & sur ceux du genre humain, mais le plus souvent enveloppés dans une vertu stérile, ou du moins dont les effets sont si lents, si imperceptibles, que la précipitation d’esprit est tentée quelquefois de les révoquer en doute.

Tandis que l’envie, la méchanceté, l’ignorance les attaquent, ils méprisent des traits qui doivent mollir, parce que rien ne contrebalance la renommée universelle. La supériorité de leur raison leur montre les suffrages des hommes sensibles nés & à naître ; & ils placent la récompense de leurs travaux dans l’amélioration des projets pour le bien public.

Peut-on donc trop honorer ces hommes qui étendent nos lumieres, qui établissent le code moral des nations & les vertus civiles des particuliers ? Un poëme, un drame, un roman, un ouvrage qui peint vivement la vertu, modele le lecteur, sans qu’il s’en apperçoive, sur les personnages vertueux qui agissent ; ils intéressent, & l’auteur a persuadé la morale sans en parler. Il ne s’est point enfoncé dans des discussions souvent seches & fatigantes. Par l’art d’un travail caché, il nous a présenté certaines qualités de l’ame revêtues de ces images qui les font adopter. Il nous fait aimer ces actions généreuses ; & l’homme qui résiste aux réflexions, qui s’aigrit par les leçons dogmatiques, chérit le pinceau naïf & pur qui met à profit la sensibilité du cœur humain, pour lui enseigner ce que l’intérêt personnel & farouche repousse ordinairement. L’auteur se fait écouter par le plaisir ; & les préceptes de la plus austere morale se trouvent établis sans qu’on ait découvert le but de l’écrivain. Pectora mollescunt.

Montaigne dit qu’il fait bon naître en un siecle dépravé ; car, par comparaison on est estimé vertueux à bon marché. Montaigne a tort en ce point. Dans un pareil siecle, on ne croit pas à la vertu, on ne jouit pas de la sienne. On donne aux actions les plus courageuses des motifs bas & lâches ; on ravit à l’homme son honneur ; on ne lui sait pas gré de son dévouement. La perversité générale fait voir tous les hommes de la même couleur. On ne distingue que les hommes adroits & les malheureux.