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Tableau de Paris/351

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CHAPITRE CCCLI.

Querelles littéraires.


Quand on veut rabaisser les gens de lettres, on parle de leurs querelles vives & quelquefois scandaleuses. Il est vrai que, dans leurs débats, ils semblent peu éclairés sur leurs véritables intérêts, & qu’ils aiguisent l’un contre l’autre des armes redoutables qu’ils devroient détourner contre leurs ennemis.

Il seroit tems qu’ils y songeassent. Ceux-ci seroient bien foibles alors ; & sans ces divisions déplorables, la littérature auroit un poids majestueux qui opprimeroit ses adversaires. Il y auroit plus de véritable gloire pour eux de se montrer indifférens à de petites attaques, que de déployer une sensibilité qui dégénere en clameurs puériles : les plus petits, étant toujours les plus orgueilleux, font ordinairement grand bruit pour une légere piquure faite à leur amour-propre ; mais les hommes de lettres célebres, ou se vengent une fois pour n’y plus revenir, ou, ce qui est bien plus sage, dédaignent à jamais l’injure. Elle tombe dès qu’on la méprise, dit Tacite.

Après tout, on ne peut reprocher aux gens de lettres que ce qu’on peut reprocher à tous les corps connus, aux avocats, aux médecins, aux peintres, &c. Souvent, pour un intérêt très-médiocre, les particuliers réputés les plus sages se plaident à toute outrance, en viennent aux outrages les plus sanglans ; & lorsque notre adversaire en littérature voudra anéantir sous le tranchant du ridicule le fruit de nos veilles & de nos études, on exigera une modération extrême ; on voudra le spectacle d’un combat froid, poli, réservé, tandis que nous sommes attaqués dans la partie la plus sensible de nous-mêmes. Eh ! voyez seulement une dispute dans la conversation ; il ne s’agit que d’un objet indifférent, apperçu d’une maniere différente : quel choc d’idées ! quelle chaleur y mettent les deux partis ! comme l’ironie & le sarcasme se croisent ! Et lorsque l’on viendra taxer nos productions avec mépris, qu’on nous accusera d’avoir mal lu, mal médité, mal écrit, il faudra garder le sang-froid que tout le monde perd dans les plus légeres discussions ! N’est-ce pas aussi trop exiger de ceux que l’on reconnoît généralement pour avoir un plus haut degré de sensibilité que les autres hommes ?

Mais en condamnant les débats des gens de lettres, le public fait l’hypocrite ; il y trouve trop bien son compte, il devient spectateur d’une guerre ridicule, qui l’amuse fort. Le public en gros est malin, indolent, a l’esprit très-avide de satyres : dispositions favorables pour écouter tous les sarcasmes que doivent s’envoyer réciproquement les combattans. Le public ne donne-t-il point la palme au plus rude jouteur, à celui qui lance avec le plus d’adresse & de véhémence les traits les plus prompts & les mieux acérés ? Ne dit-on pas, la Harpe a bien mordu Clément, & Clément a bien mordu la Harpe ? N’a-t-on pas eu le plaisir de voir le coup de dent littéraire porté & rendu ? N’est-on pas indécis sur la profondeur respective de la blessure ? Ne les juge-t-on pas d’une force à peu près égale, dignes d’être ceints du même laurier, & de continuer le journal pour renouveller le spectacle, à la satisfaction de l’amphithéatre ?

Dans les conversations, on blâme les auteurs, pour se donner un ton de dignité & de décence : mais on court à la feuille satyrique qui est dans l’anti-chambre ; on y cherche bien vite l’endroit où l’on suppose que l’épigramme qu’on attend sera burinée. Si elle n’est pas incisive ; si, oubliant son fiel accoutumé, le journaliste a été foible ce jour-là, on dit, en haussant les épaules : il n’y a rien de piquant dans ce numéro. Et la malignité invariable du lecteur, qui va toujours prêchant la concorde, ne trouvant point à se satisfaire, il jette la feuille avec dédain, & dit : si cela continue, je ne souscrirai plus.

Faut-il dire le mot à la portion majeure du public ? S’il n’y avoit point de receleurs, il n’y auroit point de voleurs, comme dit le proverbe. Si le public en gros n’étoit pas enclin à protéger tout ce qui rabaisse les talens connus, les auteurs vivroient sans se faire la guerre. C’est donc le public qui est responsable des excès auxquels ils se livrent, puisqu’il soudoie la troupe des journalistes, puisqu’il les encourage à se déchirer entr’eux ; & ils ne répondent que trop, depuis quelques années, à cette outrageuse attente. Jamais le mépris des bienséances n’a été poussé si loin, & la critique est devenue si dure, si pédantesque, qu’elle a manqué l’effet qu’elle se proposoit.

Ces petites & inutiles querelles, que la jalousie & l’esprit de parti font naître entre petits écrivains qui prennent chacun de leur côté un ton avantageux, sont aussi ridicules que honteuses ; car il s’agit le plus souvent de rimes, d’hémistiches, d’un mot déplacé, &c. Plus la cause est frivole, plus l’acharnement est impitoyable. Le peu d’importance des objets ne peut manquer de livrer à la dérision les agresseurs & les répondans, qui s’enflamment comme si tout étoit renversé.

Ma foi, juge & plaideurs, il faudroit tout lier.

Mais on prêchera vainement les poëtes à cet égard ; ils deviennent emportés, maniaques, dans leurs bruyantes disputes sur la tournure plus ou moins élégante d’un vers, sur la prééminence d’une tragédie de Racine, sur le goût ; mot qu’ils citent sans cesse, & dont ils n’ont pas le plus souvent la moindre idée. J’ai entendu là-dessus des débats vraiment incroyables ; & les gens sensés m’accuseroient ici d’avoir controuvé à plaisir ces scenes ridicules, si je rendois au naturel le dialogue des acteurs. C’est en sortant de ces rixes extravagantes, qu’ils écrivent ces feuilles où l’on est surpris de voir tant de mots & si peu d’idées.

Il est vrai que le public, occupé de tant d’autres événemens, n’apperçoit qu’à travers un nuage les matieres littéraires ; il n’a pas toute la connoissance possible des objets. Son incapacité s’accommode des brusqueries ; & sa paresse le mettant hors d’état de porter un arrêt exact & motivé, il veut quelqu’un (dût-il en être trompé) qui le décide, & qui lui fournisse périodiquement une petite sentence meurtriere. Car qu’y a-t-il de plus triste que d’entendre l’éloge d’un contemporain ? S’il faut louer quelque chose à Paris, ce ne doit être que par communication, par frénésie, par esprit de parti ; & tout ce qui n’est pas divin, comme l’a dit Helvétius, devient détestable. Il faut, dans certaines cotteries, être tout-à-la-fois frondeur & enthousiaste, & passer rapidement à ces deux extrémités, pour savoir bien juger les hommes & les livres.

On prétend qu’une ville immense comme Paris a un besoin journalier de petites satyres, pour repaître son inquiétude & son agitation perpétuelle ; & celui-là avoit bien raison, qui a dit le premier, qu’une benne injure est toujours mieux reçue & retenue qu’un bon raisonnement. Voilà la théorie du journalisme tracée en deux mots.

Quand un bon livre paroît, & que les gens de bon sens attendent de l’avoir lu & médité pour le juger, les sots crient d’abord, crient long-tems, & barbouillent du papier. Voyez comme on a salué l’arrivée de l’Esprit des loix, de l’Émile, &c.

Heureux les gens de lettres qui ne connoissent point cette déplorable guerre ! On peut l’éviter, quand on veille avec soin sur son amour-propre ; car le combat naît toujours d’un esprit trop orgueilleux de ses idées, & qui veut les faire recevoir despotiquement. On contredit pour humilier autrui, ou pour satisfaire une humeur secrete, bien plus que pour s’éclairer. L’aigreur ne tarde pas à couler de la plume, même à notre insu ; & lorsqu’on a eu le malheur de porter quelques coups, on devient l’ennemi de celui qu’on a frappé. L’agresseur pardonne toujours plus difficilement que celui qui a reçu la blessure.