Tableau de Paris/357
CHAPITRE CCCLVII.
Réponse au Courier de l’Europe.
Le Courier de l’Europe, dans sa feuille du 3 juillet 1781, a donné l’analyse de la premiere édition de cet ouvrage en ces termes, que je vais copier. L’estime que j’en fais m’oblige à y répondre.
« Il y a plus de choses qui nous font peur, qu’il n’y en a qui nous font mal, disoit un ancien ; c’est Séneque, si je ne me trompe. Cette maxime très-vraie est applicable surtout aux gens doués d’une grande sensibilité & d’une imagination très-vive[1] ; tout est extrême pour eux ; il n’y a ni petits maux, ni petits abus. Un auteur vient de publier un livre intitulé : Tableau de Paris. Ce tableau n’en est point du tout le portrait, parce que tous les traits en sont exagérés[2]. Tout ce qu’ont dit les prédicateurs, depuis le capucin qui prêche dans un village, jusqu’à l’orateur qui parle devant le roi, tout ce qu’ont écrit les moralistes contre le luxe, les mauvaises mœurs, l’abus des richesses & la vanité des grandeurs, n’approche pas de ce que dit cet auteur dans ses deux volumes. On ne sait d’abord si l’on en doit rire, ou si l’on doit s’en fâcher[3] ; car jamais prophete n’a reproché à Israël ses iniquités avec plus d’énergie, de zele & d’humeur. »
« Ce n’est pourtant point un libelle[4], c’est l’ouvrage d’un citoyen sensible & courageux, que de petites considérations n’arrêtent point ; il a voulu voir ce que personne ne contemple ; il a fixé ses yeux sur des objets dont tout le monde détourne ses regards autant qu’il le peut. Il a observé la plus vile populace de la Halle, dans les prisons, dans les hôpitaux, à Bicêtre[5], jusques dans son cimetiere de Clamart. En pénétrant dans ces cloaques de l’humanité, il a vu des maux, des crimes, des situations horribles, dont hors de là on n’a point d’idée, & qu’on ne trouve point dans les autres livre[6], parce que peu d’hommes ont la force nécessaire pour aller chercher de si tristes instructions. Il a conclu que l’inégalité des biens produisoit tous ces maux[7] : & il s’est élevé avec une violence terrible contre les riches, contre leur dureté, contre leur vie scandaleuse. Enfin, il termine son ouvrage par conseiller de brûler Paris[8]. On croit que c’est un rêve. Paris ne pourroit subsister quinze jours, s’il étoit tel qu’il est dépeint. C’est ce que sent le lecteur : ainsi tout l’effet qu’a voulu produire l’auteur est détruit. Sans doute tout homme est né pour mourir & souffrir, au hameau comme sur le trône ; mais par-tout où la souffrance prédomine, la destruction s’ensuit : c’est ce qui a fait dire à presque tous les philosophes que l’accroissement de la population étoit la preuve du bonheur d’un peuple. Ce livre qui manque de plan, de méthode[9], ressemble du moins à Paris par les contradictions qu’il renferme. Souvent il détruit dans un endroit ce qu’il avance ailleurs[10]. »
« Après avoir déclamé contre les richesses avec la chaleur d’un théologien dans un chapitre, il dit dans un autre : Les aumônes qui se font à Paris sont abondantes. Si la masse des calamités particulieres est diminuée, nous le devons à une foule d’ames célestes qui se cachent pour faire le bien. Le vice, la folie & l’orgueil se montrent en triomphe : la tendre commisération, la générosité, la vertu se dérobent à l’œil du vulgaire pour servir l’humanité en silence, sans faste & sans ostentation, satisfaites du regard de l’Éternel. »
« Cela est vrai, juste & bien exprimé ; mais que deviennent toutes les déclamations antécédentes[11] ? Dans vingt chapitres, il parle des femmes comme si Paris n’étoit qu’un lieu de prostitution, où la pudeur & la décence n’osent plus se montrer[12] ; & dans un autre, il est néanmoins, dit-il, une classe de femmes très-respectables, c’est celles du second ordre de la bourgeoisie, attachées à leurs maris & à leurs enfans, soigneuses, économes, attentives à leurs maisons ; elles offrent le modele de la sagesse & du travail. Mais ces femmes n’ont point de fortune, cherchent à en amasser, sont peu brillantes, encore moins instruites ; on ne les apperçoit pas, & cependant elles sont à Paris l’honneur de leur sexe. »
« Cela est encore vrai ; mais cette classe du second ordre de la bourgeoisie compose presque les deux tiers des habitans de Paris. Le sévere censeur n’a donc déployé tant d’énergie que contre les grands qui ne l’écouteront pas[13], & la populace qui ne l’entendra point, & dont il n’y a rien à espérer. Les talens sortent presque tous de cette seconde classe qui a encore des mœurs, & qui les conservera toujours. Mediocritas aurea, disoit Horace. Dès ce tems-là, comme aujourd’hui, cet état étoit presque le seul qui eût des vertus & du bonheur. »
« Ce qui m’a le plus étonné, C’est qu’emporté par son zele, cet auteur ait donné le démenti le plus formel[14] à M. de Buffon, à l’abbé d’Expilli, à M. Moheau, à tous ceux qui ont calculé la population du royaume & celle de Paris. Tous s’accordent à ne donner que six cents soixante-dix ou huit cents mille habitans à Paris : & ces deux derniers assurent que la population du royaume a augmenté de deux millions d’ames au moins sous le regne de Louis XV. Ces trois hommes véritablement philosophes ne déclament point ; ils toisent, ils calculent. Ils ont fait le cens public, le cadastre du royaume, autant qu’il est possible de le faire ; ils s’accordent tous trois, sans s’être communiqué leur ouvrage, à dire qu’il n’y a jamais eu autant de terrein défriché en France qu’il y en a aujourd’hui ; que les marais de l’Aunis & de la Flandre, une partie des landes de Bordeaux ont été changés de nos jours en pâturages, ou en terres à bled ; qu’on a planté des vignes sur les rochers de la Provence absolument stériles il y a cinquante ans[15] ; mais comme il veut que nous soyons pauvres & malheureux, que Paris dévore le royaume[16], quærens quem devoret, il faut bien démentir les calculs de ces hommes savans & véridiques, & substituer les apperçus d’une imagination exaltée à la justesse d’une arithmétique rigoureuse. Cet écrivain qui conseille de brûler Paris, ou d’en faire un port de mer, car il propose sérieusement l’un & l’autre[17], nous permettroit-il de lui conseiller de brûler son livre[18], d’ôter du reste quelques exagérations & quelques déclamations, & alors ce livre, écrit avec la noble liberté qui convient aux défenseurs de l’humanité, non-seulement sera un chef-d’œuvre de philosophie & d’éloquence ; mais il méritera d’être adressé à tous les tribunaux, afin que les magistrats bien instruits s’empressent de corriger les énormes abus contre lesquels cet auteur s’éleve avec un si noble courage : l’abus qu’on doit d’autant mieux espérer de corriger, que lui-même il convient qu’on en a supprimé plusieurs depuis qu’il a commencé son ouvrage, c’est-à-dire, depuis que Louis XVI est sur le trône[19]. »
Comme la principale objection du critique tombe sur ce que j’ai enflé la population de Paris en la portant à neuf cents mille ames, je ne répondrai avec un peu d’étendue qu’à cette seule réprimande ; non que je dédaigne les autres, mais parce que je puis examiner celle-ci sans qu’elle tende un piege à mon amour-propre.
Les recherches sur la population de la France, par M. Moheau, peuvent être applicables à la population en général ; mais elles ne sauroient l’être à la Capitale, parce que les causes morales l’emportent ici sur les causes physiques. La comparaison du nombre des morts à celui des naissances ne suffit pas ; l’affluence des étrangers forme une classe d’habitans qui, pour ainsi dire, ne naissent ni ne meurent ; les provinces seules y versent une foule de voyageurs qui ne font que passer, & qui se renouvellent sans cesse. Une fête publique attire quelquefois cinquante mille étrangers. Paris compte aujourd’hui beaucoup plus d’habitans qu’il n’en comptoit il y a soixante ans. Les calculs sur la durée de la vie, qui servent de base aux spéculations en ce genre, sont erronés quand il s’agit de Paris. Tous les enfans qui y naissent vont en nourrice, la moitié meurent, & les registres mortuaires des paroisses de la ville ne sont pas chargés de leurs noms ; il ne faut donc plus compter par le registre des baptêmes, ni par celui des morts.
On croit moins aujourd’hui aux médecins ; les apothicaires se ruinent ; on ne court plus, comme autrefois, aux poisons multipliés de leurs boutiques meurtrieres ; ils se font chymistes, pour que leur conscience ne leur reproche pas de participer à la mort de leurs concitoyens ; ils jugent eux-mêmes les médecins qui n’osent plus étaler avec la même hardiesse leurs funestes systêmes. La bienfaisante chymie a simplifié les remedes ; il n’y a plus que quelques chirurgiens de Saint-Côme, vieux & ignares, qui commandent encore ces saignées copieuses, ces horribles breuvages compliqués, la honte de la médecine & de la pharmacie, que nos peres avaloient, malgré la répugnance invincible de la nature. Enfin, le nombre des morts est diminué même dans les hôpitaux.
Cet ouvrage ne comporte pas des calculs ; mais je puis avoir les miens, fondés, non sur la simple appercevance, mais sur les bâtimens nouveaux, sur les quartiers plus peuplés, sur les limites de la ville reculées, sur la foule des rentiers qui sont venus jouir à Paris.
D’ailleurs, à quel point précis bornera-t-on la circonférence de la capitale ? Le Gros-Caillou, Chaillot, la Nouvelle-France la Courtille, le Petit-Gentilly, Vaugirard, &c. n’appartiennent-ils pas incontestablement à la grande ville, puisque les maisons se touchent, & qu’il n’y a plus d’interruption ?
Je persiste donc, malgré le Courier de l’Europe, à donner neuf cents mille ames à la ville de Paris, jusqu’à ce qu’il m’ait prouvé le contraire ; & je lui certifie que j’ai fait plusieurs recherches qu’il n’a pas faites pour approcher le plus près possible de la vérité.
Si l’on veut compter les gros bourgs qui flanquent la capitale & qui y envoient journellement des hommes qui n’y demeurent que quelques jours, mais qui se renouvellent incessamment, quelle immense population ! Je le répete, il ne faut que des yeux pour en reconnoître l’étendue.
On m’a accusé enfin d’avoir exagéré les miseres publiques ; j’ose répondre que j’ai retenu quelquefois, mon pinceau, afin de ne pas paroître outré. Voici ce qu’on lit dans le Journal de Paris, qui a un censeur pointilleux, & qui est soumis à la plus sévere inspection & revision.
« Une femme chargée d’enfans, & réduite à la plus affreuse misere, écrivit à M. le curé de Sainte-Marguerite : Il y a deux jours que je suis sans pain ; mes enfans meurent de faim, & je n’ai pas la force d’aller me jeter à vos pieds pour implorer votre pitié. Ce respectable pasteur vole au secours de cette famille infortunée. Au milieu des visages pâles & défigurés par le besoin, il apperçoit un enfant de quatre ans étendu sur le carreau, adressant à sa mere ces paroles déchirantes : maman, je vais donc manger ma chaise ? » Journal de Paris, du mardi 14 janvier 1777[20].
Cette infortunée reçut de nombreux secours ; mais elle n’étoit pas la millieme peut-être dans le cas de la plus horrible nécessité.
Ô toi, riche, qui auras lu ce livre, si une seule idée t’a plû ; si dans cet ouvrage, ou dans mes autres écrits, je t’ai donné la plus légere instruction, ou le plus léger plaisir ; si ton esprit ou ton cœur ont éprouvé quelqu’émotion ; tu es mon débiteur, & j’ai droit à ta reconnoissance ! Veux-tu t’acquitter envers moi d’une maniere qui récompense toutes mes veilles ? Donne de ton superflu au premier être souffrant, ou gémissant, que tu rencontreras ; donne à mon compatriote en songeant à moi ; pense que plus tu donneras, plus tu te feras de bien à toi-même ; donne afin que je me félicite d’avoir été dans ce monde l’occasion de quelque bonne œuvre ; & que ce don charitable soit l’unique éloge accordé à mon travail.
- ↑ Ces facultés excluent-elles une vue droite & juste ?
- ↑ Je ne le crois pas ; j’en appelle à ceux qui auront bien examiné l’objet, & avec la même attention que j’y ai apportée.
- ↑ Tout comme le critique voudra ; je me suis attaché à être fidele ; je n’ai voulu ni flatter, ni blesser ; & il étoit difficile de marcher long-tems sur ce pont étroit.
- ↑ Le critique me fait bien de la grace ! Vous qui m’avez lu, dites, cet ouvrage peut-il réveiller le moins du monde l’idée de ce mot odieux de libelle ? Pourquoi l’avoir employé ? Il me pese.
- ↑ Je n’ai dit qu’un mot sur Bicêtre ; mais j’en parlerai dans un des volumes suivans.
- ↑ Voilà un éloge qui me touche beaucoup, & que je m’empresserai à mériter encore.
- ↑ Oui, l’horrible inégalité. Quel homme y auroit réfléchi & ne seroit pas de mon avis ?
- ↑ Je n’ai point conseillé de brûler Paris ; voyez le chapitre Supposition. L’auteur n’a point su me lire, ou plutôt n’a pas voulu m’entendre. Le titre seul du chapitre indique une hypothese. Pourquoi me prêter une idée que je n’ai pus eue ? Non, je n’ai point rêvé en traçant cet ouvrage. Plût à Dieu que ce fût un rêve !
- ↑ Cela ne pouvoit être autrement. Que les idées soient justes, voilà l’essentiel.
- ↑ Les mots peuvent quelquefois se contredire, mais jamais les choses. En opposant deux phrases isolés, répandues dans un ouvrage de longue haleine, il n’y a point d’auteur qu’on ne fît tomber en contradiction. Remettez ces phrases à leur place, elles conservent leur logique.
- ↑ Une déclamation est un défaut de style ; mais on peut déclamer pour le vrai comme pour le faux. Je n’ai point nié qu’il y eût des ames charitables ; cela empêche-t-il que les ames dures & insensibles ne soient en plus grand nombre, & que la misere ne soit le partage de la moitié de la ville ?
- ↑ Voilà une image & des expressions que je n’ai point employées. J’ai répété avec complaisance, que les mœurs se rencontroient dans la bourgeoise ; j’ai pu sans contradiction ensuite peindre le vice qui va tête levée ; & plus le scandale est grand, plus mes pinceaux ont dû s’arrêter sur une dépravation qui n’est plus ni timide, ni voilée : peindre des contraires n’est point se contredire. Les critiques triomphent trop avec ces rapprochemens fautifs.
- ↑ Qu’en savez-vous ? À tout hasard ne faut-il pas leur offrir les images & les pensées qui peuvent faire impression sur leur ame superbe ? car elle n’est pas entiérement morte au bien, quoi qu’abâtardie par de trop vives jouissances.
- ↑ Je n’ai point donné un démenti à ces écrivains. J’ai pu observer moins bien qu’eux ; mais j’ai observé & calculé à ma maniere. Je réponds plus bas à cette critique, la seule qui porte sur des faits.
- ↑ Tout ceci est fort étranger au nombre des habitans de Paris, qui forme ici le vrai point de la question.
- ↑ Non le royaume en entier, mais ce qui l’environne à quarante lieues de circonférence. Interrogez les provinces voisines, & écoutez ce qu’elles vous répondront.
- ↑ Le critique se trompe d’un côté ; qu’il me relise pour s’en convaincre.
- ↑ Au lieu de le brûler, je l’ai triplé ; cela reviendra peut-être au même.
- ↑ Dans cette nouvelle édition, je me suis encore étendu sur les établissemens utiles, & j’ai parlé des abus qui ont été corrigés : cela plaisoit trop à mon ame, pour passer ces améliorations sous silence. Je remercie le critique d’en avoir fait la remarque, d’autant plus qu’il a été le seul. Sa censure d’ailleurs n’a rien d’amer, & je l’en remercie autant que de ses éloges.
- ↑ Je pourrois, d’après les papiers publics & des lettres particulieres, faire frémir les incrédules, si j’imprimois ici les détails qui sont parvenus à ma connoissance ; mais j’en ai exposé le résultat dans cet ouvrage, & j’atteste que je n’ai rien donné à l’exagération.