Tableau de Paris/358

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TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE CCCLVIII.

Petit Préliminaire.


Posons un fanal sur chaque abus ; marquons les écueils afin qu’on les évite ; multiplions les clartés : que les défauts du corps politique qui s’opposent à la félicité nationale, soient représentés dans l’esquisse que nous traçons. Ce n’est pas que j’aie voulu m’ériger en réformateur de ce siecle ; non : mais je me suis promis de dire ce que j’avois vu, d’exprimer ce que j’avois senti. Jamais ma main n’a offert l’encens de la flatterie à aucun homme en place, & je suis tout aussi loin de vouloir les blesser ; mais quand je n’aurois accoutumé les yeux de mes compatriotes qu’à se fixer sur les principaux abus qui les environnent, ces détails qui paroissent minutieux, sont ceux néanmoins qui peuvent amener les avantages réels de la société ; car la politique en grand est ordinairement contentieuse, destructive ; ce n’est qu’en petit & du côté des loix de police qu’elle devient douce, utile & bienfaisante. Les ministres des cabinets font que les empires se heurtent & se déchirent ; les officiers municipaux établissent la tranquillité, & il faut les honorer.

Le philosophe respecte donc ces magistrats chargés de l’administration civile, dès qu’ils font leur devoir. C’est à eux qu’il doit sa tranquillité. Quand il voit la sûreté publique bien établie, peut-il s’empêcher de remercier l’auteur de son bien-être, & de le regarder comme son propre bienfaiteur ? C’est lui qui se charge de la reconnoissance générale pour les biens qu’il reçoit, quoiqu’ils soient communs à tout le monde. S’il blâme ceux qui attirent ces guerres inutiles & sanglantes, qui soulevent les états pour des chimeres diplomatiques ; ces magistrats populaires, qui dans l’enceinte des villes veillent au repos & à la subsistance des citoyens, lui paroissent bien préférables ; car les conquérans armés du fer & de la flamme, arriveroient maîtres & victorieux, que pour leurs propres intérêts ils laisseroient subsister de tels magistrats. Ce sont eux enfin qui sont le fondement & le ciment des sociétés.

Le philosophe qui est juste, regarde comme une vraie propriété la jouissance des choses publiques. Bien différent de certains hommes avares, qui ne regardent point comme à eux ce qu’ils sont obligés de partager avec d’autres, ainsi les fontaines, les promenades, les spectacles, les voitures publiques & toujours prêtes, les postes, les bureaux, &c. sont autant d’objets de sa reconnoissance, parce qu’il sent que les grandes & véritables commodités sont celles qui appartiennent à tout le monde ; il en jouit en entier, & elles ont beau se diviser, elles satisfont autant le particulier que le public.

À l’instant du désastre épouvantable de Lisbonne, lorsque les maisons s’écrouloient & que tout s’abymoit, on vit une infinité de brigands se répandre de tous côtés, & s’adonnant au pillage, dépouiller les malheureux à moitié écrasés sous les ruines. Ces gens sans aveu, ces fainéans ne songerent qu’à profiter du désordre de cette ville infortunée ; ils augmenterent le trouble & la désolation en joignant leurs violences aux ravages du feu. Les temples, les maisons royales, les édifices particuliers furent spoliés par ces hommes effrénés qui, sur les débris même de la ville, attentoient à la derniere propriété des citoyens. Il fallut élever de hautes potences dans plusieurs endroits de la ville, pour maintenir ces hordes vagabondes ; & l’on vit alors ce que l’interruption de la police ordinaire peut entraîner de funeste, puisque tous les plus forts liens de la société alloient être rompus.

Si le frein de la police se brisoit à Paris pendant trois jours, on verroit renaître les mêmes attentats. Quel seroit le moyen d’arrêter le crime ? Un seul moment de licence produiroit des désordres infinis.

Mais tout écrivain qui veut dire la vérité ne sauroit remuer la plume sans blesser nécessairement quelque corps. Il y a tant d’hommes intéressés à la prolongation de certains abus, tant de droits usurpés, tant de vieilles erreurs qui rapportent, tant de simulacres imposteurs qu’encense le préjugé, qu’on se fait même à son insu des ennemis cruels, qui vous haïssent toute votre vie, s’ils ne peuvent vous persécuter personnellement. Il faudroit qu’un écrivain fût impassible, pour pouvoir donner un libre cours à son ame. Il lui faut du moins le courage le plus soutenu ; car il doit savoir d’avance que certains hommes ne lui pardonneront point tout ce qui choquera leurs prétentions, leur orgueil & même leurs caprices. C’est donc à lui de se tenir préparé à toutes les vengeances que les ennemis de la vérité exercent contre ceux qui font valoir ses droits.