Tableau de Paris/364

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CHAPITRE CCCLXIV.

Brouillards.


Ils sont fréquens, la ville étant coupée par une riviere qui a plusieurs bras. J’ai vu des brouillards si épais que les flambeaux ne se distinguoient plus ; les cochers descendoient de leurs sieges & tâtoient le coin des rues pour avancer ou pour reculer. On se heurtoit dans les ténebres sans s’appercevoir ; on entroit chez son voisin au lieu d’entrer chez soi.

Dans une année les brouillards furent si denses, qu’on s’avisa de louer à l’heure des quinze-vingts, qui vous guidoient en plein midi dans tous les quartiers. On leur donna jusqu’à cinq louis par jour, ces aveugles connoissant mieux la topographie de Paris que ceux qui en avoient gravé ou dessiné le plan ; or voici comme on voyageoit dans ces brumes qui déroboient la vue des rues & carrefours. On tenoit le quinze-vingt par un pan de sa robe, & d’une marche plus sûre que celle des clair-voyans, l’aveugle vous traînoit dans les quartiers où vous aviez affaire.

Les quinze-vingts sont dans toutes les églises, & se font place en interrogeant vos jambes avec leur bâton. Ils nasillent une priere monotone ; vous vous dérangez en leur faveur ; vous mettez un liard dans leur tasse, ils vous heurtent sans miséricorde, parce qu’ils savent bien que vous ne ferez que murmurer contre leur importunité.

Le poëte La Motte, l’auteur d’Inès, n’étoit pas du nombre des quinze-vingts ; mais jeune encore, il avoit perdu la vue. Entrant au jardin des Tuileries, il marcha sur le pied d’un homme qui se retournant lui appliqua un grand soufflet. La Motte, avec son ton doux, repartit : ah ! monsieur, vous allez être bien fâché ; je suis aveugle.