Tableau de Paris/363

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CHAPITRE CCCLXIII.

Du Fouet du Charretier.


Qui n’a pas reçu du bout du fouet d’un charretier, au risque de perdre un œil ?

Une charrette tient toute la rue barrée par les deux énormes essieux qui saillent grossiérement du milieu de chaque roue : il est impossible qu’ils n’accrochent les ventres ou les poitrines des infortunés piétons selon leur hauteur. En Angleterre, l’essieu au lieu d’être saillant est creux ; deux roues peuvent se toucher & se frotter sans s’accrocher : les charrettes à Paris s’accrochent éternellement, & malheur à qui marche devant ou derriere. Si le cheval fait aussi parmi nous un écart, le charretier le redresse à grands coups de fouet, & il frappe tout ce qui se trouve dans la ligne circulaire que décrit son aveugle & impitoyable bras.

Ce fouet va chercher l’homme le plus éloigné, qui distrait ou méditatif s’avance dans la rue, & lui emporte une oreille ou lui coupe le visage. Le charretier jure toujours comme un enragé quoique le sang coule, & le pauvre blessé qui voit couper & sangler les chevaux, n’ose encore parler à ce diable furieux, & se sauve chez le chirurgien du quartier.

Les chevaux en Angleterre vont sans qu’on les frappe. Pourquoi ? C’est qu’on ne les gâte pas jusqu’à ce point, & qu’on ne les fait pas périr de bonne heure sous le poids de la surcharge.

Des loix en faveur des chevaux feroient honneur à un législateur en France, & rendroient le peuple meilleur. Rien de plus hideux & de plus féroce que nos charretiers. Mais tout dépend des maîtres. Les subalternes sont matés par les gros directeurs des roulages & messageries, fiers de leurs privileges. Tous les subalternes matent leurs valets ; & le lourd charretier maté par la misere, mate aussi ses chevaux. Tout dépend des maîtres, qu’on y réfléchisse bien.

Il n’est pas vrai que le despotisme d’un seul (ainsi que l’avoit voulu Linguet, aujourd’hui bien détrompé) détruise le despotisme de plusieurs ; au contraire, il l’établit. Ne voilà-t-il pas une assez bonne réflexion à l’occasion du fouet du charretier ? Comme tout s’engrene !