Tableau de Paris/371

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CHAPITRE CCCLXXI.

Audiences.


Sil est curieux, en traversant les rues toujours remplies d’un peuple en mouvement, de lire sur les physionomies les passions qui les agitent ; d’exercer sa pénétration sur l’état & le rang de tous ceux qui y circulent ; de se former à la science de deviner du premier coup-d’œil l’ame abjecte ou grande, éclairée ou stupide ; il l’est encore plus de voir de près ces grouppes de demandeurs, qui vont caresser le ministre puissant par le crédit du moment, & de les voir (après avoir salué jusqu’au Suisse) se presser, se coudoyer, se porter en foule dans les anti-chambres qui précedent le santtuaire où monseigneur repose & prend son chocolat[1].

C’est un jour d’audience, jour d’inspection philosophique ; ne le manquons pas. Voyons l’esprit d’esclavage & la bassesse de la cupidité, sous l’air de la présomption & de la hauteur. Voyons ces hommes qui la veille parloient avec tant d’orgueil, & jugeoient si impérieusement le ministre, composer leurs visages & leur maintien, fendre avec effort une presse incommode, & ne parvenir qu’à faire une humble & oisive révérence devant le personnage qui distingue à peine ce salut à travers la multitude d’hommages de la même espece.

Si l’homme en place daigne récompenser d’un coup-d’œil cette pratique servile, le protégé l’interprete comme le gage non équivoque du succès. Il aura peine le lendemain à s’imaginer que le ministre a bien voulu le payer de cette monnoie stérile, qu’il distribue gratuitement & dont il n’est pas avare.

Que de mouvemens de tête entre l’auguste personnage & ceux qui le sollicitent ! Que de gestes des bras & des épaules ! Que de mensonges dans ces yeux tantôt baissés, tantôt caressans, & qui regardent tous de côté monseigneur, pour lire ce qu’il a dans l’ame ! Combien de fois le corps se penche, se releve, se repenche, se redresse encore ! Quelle souplesse dans ces attitudes suppliantes ! Combien la langue prodigue-telle de soumissions, de flatteries, d’adulations ! Les placets & les mémoires surchargent les mains de l’immobile secretaire, beau mannequin ambulant, l’ombre de monseigneur, & qui semble n’avoir ni yeux ni oreilles.

Considérez comme celui-ci se glisse pour arriver sous l’œil protecteur ; comme celui-là marche à reculons ; comme cet autre courbe l’épine du dos ; comme ce dernier qui semble admirer réellement monseigneur, invite & appelle son regard.

Mais que pense-t-il de tant d’éloges, de tant de flatteries, de tous ces complimens apprêtés avec art ? Peut-il ajouter foi à cette assommante répétition, à toutes ces louanges bannales ? Dans ce moment n’apperçoit-il pas les hommes sous un jour humiliant, & n’est-il pas étonné lui-même de leur extrême dépendance ?

Mais comment ce mortel qui fait comparoître tous ses semblables, & qui, moteur de leurs destinées, les subjugue par l’étalage de sa puissance & l’ostentation de sa place, comment fait-il pour écouter & pour répondre, pour adresser une phrase distincte à cent personnes différentes, pour les congédier avec une adroite précision, pour les renvoyer tous à peu près contens, avec le grand ressort du cardinal Mazarin, des espérances & des promesses ?

Quel profond génie, quelle présence d’esprit, quelle justesse merveilleuse ne faut-il pas, s’écriera un nouveau débarqué ! Il ne connoît pas le protocole ; il ne sait pas que toutes les réponses sont préparées dès la veille ; que monseigneur n’aura besoin que d’un peu de mémoire ; qu’en paroissant débrouiller ce chaos d’affaires, il n’aura que des notes superficielles dans la tête, & que le reste sera rempli par ces monosyllabes ministériels, auxquels l’aisance & la dignité donnent une incroyable profondeur.

Mais que fais-je ici à côté de ces nombreux solliciteurs, moi qui n’ai rien à dire à son excellence ? C’est assez, sortons… Mais Monseigneur fait un pas en-avant ; tout s’ouvre sur son passage. Je vois deux haies de corps inclinés & de bouches béantes. Sa grandeur gagne le centre de l’assemblée ; le voilà environné de tous les humbles cliens qui demandent faveur ou protection. Par quel art nouveau répondroit-il à tous ? C’est le moment de généraliser son attention ; son œil embrasse le cercle ; c’est alors qu’il distribue le sourire gracieux & marqué ; qu’il adresse des paroles entendues qui enflent de joie & de contentement ceux qui les reçoivent : le petit mot à l’oreille devient le comble de la faveur suprême, & l’on considere avec envie celui qui vient d’en être honoré.

Les postulans qui sont derriere le cercle se dressent sur la pointe du pied pour être apperçus ; il en est qui ont beau faire, on ne les envisagera point ; jamais le coup-d’œil ne s’arrêtera sur eux ; plus ils se fatiguent à interroger la bienveillance du ministre, plus elle s’éloigne. Ce demandeur répudié piétone, grimace, s’étonne de mon calme ; & me voyant dompter avec peine un imperceptible sourire, il s’éloigne avec une humeur caractérisée, car il est fort surpris de ne me pas voir dans les transes qui l’agitent. Il ne devine pas ce qui m’a amené parmi ces flots de solliciteurs, je n’en porte pas la physionomie ; cela le fâche & l’intrigue.

Monseigneur continue le dialogue intéressant, coupé par une infinité de coups-d’œil particuliers, poursuit ce jeu encore une demi-heure, fait définitivement le tour du cercle, tourne négligemment la tête vers son cabinet ; voilà le dernier coup de théatre. Le cercle s’ouvre avec docilité ; c’est une adresse que d’avoir su s’emparer du côté de la porte ; mais monseigneur plus fin adresse la derniere parole à celui qu’il apperçoit dans un coin, comme derniere preuve d’une attention universelle. À un certain geste son cabinet s’ouvre ; il rentre : le voilà éclipsé ; la porte se ferme, & la répétition de cette comédie ne se fera que dans quinze jours, au même lieu & à la même heure. Ô Moliere ! Moliere !

C’est un vrai spectacle ; car cette audience si auguste, si prolongée, ne détermine pas l’expédition d’une seule affaire. Le ministre a représenté, mais il n’a rien fait, rien décidé : & quand il sembloit vous écouter & ramasser son attention, il occupoit ses regards à deviner un autre, & méditoit sa réponse pour celui qui se trouvoit placé loin de vous.

Quelques particuliers donnent des audiences quand ils jouissent d’un certain crédit. Ils singent le ministre à peu près comme un prince dans son château singe le monarque de toutes ses forces : sa messe, sa chasse, son souper ; il voudroit imiter tout cela. Le prince ne parvient qu’à rappeller à la mémoire le palais du monarque.

  1. Quatre valets sont alors employés au service de la tasse de chocolat ; l’un tient la cafetiere, l’autre le fait mousser avec le trémoussoir ; celui-ci étend la serviette, & le maître-d’hôtel verse. La composition du dessert est bien une autre chose ; mais cela tient à l’histoire importante de l’office.