Tableau de Paris/370

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCLXX.

Portiers.


Toute porte-cochere a son portier bien ou mal soudoyé. Dans les maisons particulieres le portier est cordonnier, tailleur ou écrivain ; il travaille à son métier sédentaire & n’a que le cordon à tirer[1]. Dans les grosses maisons, le portier n’a rien à faire ; oisif, il boit & se chauffe toute la journée dans sa loge.

Portiers & Suisses sont devenus synonymes en France. Les Suisses ont le privilege de garder les portes des édifices publics, des jardins royaux, du chœur des églises, de devenir sentinelles sous le vestibule des palais, & d’être comme inhérens aux hôtels de la capitale. Le baudrier est une prérogative dont ils sont si jaloux, qu’ils l’arracheroient de dessus le corps de celui qui oseroit garder une porte principale sans être des treize cantons, ou du moins de leurs alliés.

Ce large Suisse à cheveux blancs
Qui ment sans cesse à votre porte,

a dit Voltaire.

Les Suisses, en qualité de portiers, assistent aux assemblées publiques, aux séances académiques, aux concerts, aux sallons de peinture, aux sermons courrus, aux solemnités de toute espece ; mais ils sont insensibles à la musique, aux vers, aux discours, aux tableaux. Leur lourde physionomie ne paroît s’animer un peu qu’aux bals, lorsque le buffet est copieusement garni. Ils semblent tous porter écrit sur leurs fronts : nous n’aimons qu’à boire.

Dans les assemblées publiques, ils se rangent en haie, gardent les entrées & font sonner la hallebarde ; deux suffisent pour boucher la porte la plus large, & il n’est plus besoin de grilles. Ils examinent & reçoivent les billets ; & tour-à-tour sont souples ou récalcitrans, selon l’habit qui se présente.

Quand les flots du peuple les pressent, ils n’ont qu’à réagir un peu pour écarter la foule la plus nombreuse. Leurs têtes carrées & leurs hallebardes pointues dominent la multitude. Celui qui voudroit se glisser seroit comprimé & étouffé entre deux masses helvétiques. J’ai vu un pauvre abbé mignon criant miséricorde, qu’il fallut dégager comme si l’éléphant de la ménagerie l’eût pressé contre la muraille. Quand ils ont gagné quelqu’argent, ces valets reviennent chez eux faire les républicains.

Ces Suisses conservent leurs mœurs étrangeres au milieu de Paris ; ils boivent & mangent comme s’ils vivoient encore dans l’air pur de leurs rochers ; leurs manieres sont toujours un peu brutales ; mais le Suisse le plus grossier devient le plus poli vers le tems des étrennes. Ceux qui sont placés à la porte des ministres sont caressés, & jouissent même de quelque crédit. On tremble d’entendre sortir de leur bouche le oui ou le non ; on ne les brusque jamais, & l’ambitieux commence dès leur loge à sourire & à flatter.

Dans les anti-chambres de Versailles, on les voit le plus souvent bâiller, étendus sur des banquettes. L’inaction semble leur peser, & l’ennui se peint dans tous leurs mouvemens.

Aux portes des jardins royaux, les Suisses ne laissent passer ni domestique, ni servante, ni soldat, ni ouvrier, & les livrées de l’indigence sont repoussées avec dédain. Le Suisse, sans se déranger, crie : on ne passe pas ; & le pauvre tourne les talons & s’en va tout honteux. J’éprouve toujours un mal-aise intérieur quand je vois un homme chasse de cette maniere.

Les filles de joie qui à l’entrée de la nuit se glissent dans les jardins, sont renvoyées par les Suisses, ou même arrêtées quand il y a du scandale ; mais plusieurs obtiennent grace & vaguent librement, quand elles ont su partager avec le portier du lieu leur bénéfice nocturne.

  1. Le plus souvent le portier est invisible, & il faut crier : le cordon ; il le tire & la porte s’ouvre. En sortant, on la referme.