Tableau de Paris/373

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CHAPITRE CCCLXXIII.

Devinez.


Lempire qu’une femme a sur un homme est toujours flatteur pour son amour-propre ; mais quelle gloire & quel avantage pour celle qui, à l’orgueil de son sexe, joint l’orgueil de voir un ministre à ses genoux, un ministre aimable encore & puissant, & qui doit chaque jour reporter à ses pieds le crédit qu’il va puiser dans le conseil des rois ! Comment le feu de ses yeux, la vivacité de son esprit ne s’animeroient-ils pas lorsqu’ils se voient portés dans le tourbillon des affaires, & mêlés aux intrigues de l’état ? Ses graces ont plus de noblesse, son caractere devient élevé ; & comme dans la domination une femme est dans son élément, elle semble née dans ce palais dont elle étoit éloignée : on diroit qu’elle connoît tous ces hommes qu’elle n’a jamais vus, & l’esprit de cour ne semble qu’une nuance, non encore apperçue, & qui tenoit à son caractere. Ses protégés semblent ses sujets, & ne sont point avilis. Peut-être dans ce haut rang est-elle plus fidelle à l’amitié & à l’amour, que lorsque loin de la grande route elle jetoit indistinctement ses filets sur les pas de tous ceux qui l’environnoient.

Si le champ à Paris est ouvert à la fortune pour les hommes, les femmes n’en font pas de moins brillantes, & exercent le pouvoir de leurs charmes sur un plus grand nombre de cœurs. Elles frappent sur plusieurs à la fois ; les traits que la beauté lance trouvent toujours quelques ames sensibles ; la beauté solitaire, dans une ville de province, n’a que peu de rapports, & son triomphe est incomplet. Ici, quelle que soit sa naissance, si la nature l’a pourvue de ces attraits qui subjuguent, elle enflamme le duc, le président, le maréchal de France, l’ambassadeur, le ministre, le monarque. L’amour se plaît à confondre les rangs, à faire mouvoir la roue de fortune, & place la fille d’une cuisiniere auprès du trône.

Sans obtenir un rang si élevé, la beauté indigente rencontre la fortune. À peine une robe couvroit ses attraits, bientôt pour quelques complaisances un équipage est à ses ordres. Le millionnaire la supplie à genoux d’accepter son or, veut enrichir sa famille ; & son vieux pere, sous ses cheveux blancs, plein de son antique probité, voit l’abondance refluer vers son obscure chaumiere. Il craint d’accepter ; il ne sait s’il commet un crime, mais la voix de la misere plus forte, l’oblige à répandre sur de petits enfans à demi-nus les secours qui lui sont offerts. Il est peut-être plongé dans l’erreur ; mais quand il n’y seroit pas, il regarde ces bienfaits, arrivés d’un pays lointain, comme un présent que le ciel lui accorde dans sa vieillesse. Soixante années de travaux ne lui ont pas apporté ce qu’il obtient dans un jour ; & de peur d’être obligé de s’y refuser, il n’arrête pas sa pensée sur ces dons de l’amour filial. Ainsi l’or extorqué aux cultivateurs par les formes oppressives, en passant par les mains du vice, retourne du moins abreuver quelques sillons de la campagne. L’amour de la volupté lui donne une issue, & la beauté pauvre, sortie d’un village, reprend tout ce que le subdélégué & l’intendant ont enlevé à son territoire. Elle est foible ; mais elle n’a pas le cœur endurci : elle semble restituer à sa famille ce que le poids des impôts a dérobé à ses tristes & malheureux ancêtres.

Tels sont les jeux de la fortune & de l’amour, si prompts, si bigarrés dans le sein de la capitale que l’œil doute de ce qu’il voit, que cette métamorphose journaliere étonne ceux même qui sont le plus accoutumés à ces spectacles occasionés par les passions des riches & la détresse des pauvres.