Tableau de Paris/374
CHAPITRE CCCLXXIV.
Monsieur.
Titre du frere du roi. Les étrangers ne conçoivent pas comment ce mot peut former de nos jours un titre distinctif, lorsque tout homme en France a droit par l’usage de faire précéder son nom du monsieur. Ciel, que d’usurpateurs de ce titre exclusif ! Cependant quand on parle à Monsieur, frere du roi, on l’appelle Monseigneur. Un poëte moderne, M. Ducis, lui dédiant une tragédie, finit son épître dédicatoire par ces mots remarquables :
Je suis, Monseigneur, de Monsieur, le très-humble & très-obéissant serviteur, &c. ; & les étrangers ont beaucoup ri de cette singularité.
J’ai vu au théatre François qu’on n’avoit pas voulu passer à l’auteur des Arsacides (M. Peyraud de Beausol) le mot madame, mot usité sur la scene depuis Garnier, & dont il est l’inventeur dans notre tragédie ; car Corneille & Racine doivent plus à Garnier que l’on ne pense. Nous avons qualifié à Paris de madame les princesses des quatre parties du monde ; Chinoises, Américaines, Africaines & Hongroises. Dans le Bajazet de Racine (qui ne s’est guere mis au fait du costume du serrail) ce mot est répété soixante-neuf fois, & il n’y a dans la piece que deux femmes. Cette rime, il est vrai, est fort commode, & aide merveilleusement à la terminaison du vers dans une piece racinienne où il est toujours question de flamme. On ne trouve le mot madame que trente-huit fois dans les Arsacides de M. Peyraud de Beausol, & il faut remarquer qu’il s’y rencontre trois princesses, dont deux sont amoureuses, & que cette tragédie a quarante-quatre scenes. Nous ne savons guere, nous l’avouons, comment on appelloit la reine des Parthes, la reine d’Arménie, & cette Glaphire, citoyenne Romaine, qui se trouvoit alors à Artaxate : mais nous savons que madame Andromaque, madame Jocaste, madame Phedre, sont d’un ridicule achevé. Il est vrai qu’en revanche la femme d’un procureur se nomme aussi madame, même dans notre comédie.
Si dans un sallon on annonçoit monsieur *** & que l’introducteur faute de mémoire restât court, un provincial nouvellement arrivé & mal-endoctriné, pourroit s’attendre à voir subitement entrer le frere du roi. Point du tout ; ce seroit monsieur Gorgibus avec son habit de velours noir, sa perruque ronde, son épée au côté, & ses quatre cents mille livres de rente.
J’ai eu beau dire, je n’ai jamais pu faire entendre à certains Suisses que le frere du roi s’appelloit Monsieur tout court, & que moi je m’appelais aussi monsieur ***. Comment, me disoient-ils, ose-t-on mettre sur l’adresse de vos lettres à monsieur ***. Et si Monsieur, frere du roi, vous faisoit la grace de vous adresser la parole, comment vous appelleroit-il ? Tout comme il lui plairoit ; mais en sortant de chez lui, je reprendrois mon titre de monsieur que personne dans la société ne me dispute & ne me disputera.
Les cours souveraines retranchent le mon dans leurs arrêts, & vous traitent de sieur.
La gazette de France depuis quelques années, dans l’annonce des livres, a retranché le mon à tout le monde ; mais c’est une innovation. J’ai été appellé monsieur dans la gazette de France.
Le nommé est une expression dédaigneuse que certains tribunaux se permettent, quoique chacun doive être appellé par ses noms de baptême & de famille ni plus ni moins. Jean-Jacques Rousseau se signoit à la tête de ses livres, Jean-Jacques Rousseau ; mais il trouvoit mauvais que l’on prononçât son nom sans y ajouter le mot monsieur.