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Tableau de Paris/375

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CHAPITRE CCCLXXV.

Sages-femmes.


Quand une fille est devenue mere, elle n’avertit personne malgré l’édit de Henri II. Elle dit qu’elle va à la campagne ; mais elle n’a pas besoin de sortir de la ville, même du quartier pour se cacher & faire ses couches. Chaque rue offre une sage-femme qui reçoit les filles grosses. Un même appartement est divisé en quatre chambres égales au moyen de cloisons, & chacune habite sa cellule, & n’est point vue de sa voisine. L’appartement est distribué de maniere qu’elles demeurent inconnues l’une à l’autre pendant deux à trois mois ; elles se parlent sans se voir.

On ne peut forcer la porte d’une sage-femme que par des ordres supérieurs. La fille attend là le moment de sa délivrance, un mois ou six semaines, selon qu’elle a bien ou mal calculé. Elle sort après la quinzaine & rentre dans sa famille & dans la société. Elle a pu accoucher dans une rue voisine, voyant de sa fenêtre celles de son pere sans que celui-ci s’en doute ; & voilà ce que la province ne sauroit concevoir.

La sage-femme se charge de tout, présente l’enfant au baptême, le met en nourrice, ou aux Enfans-trouvés, selon la fortune du pere ou les craintes de la mere.

Combien ces réduits secrets ont-ils vu de malheureuses & tendres amantes, quelquefois trahies, abandonnées, & mouillant de leurs larmes tardives leur couche solitaire ? Quelle situation affreuse que celle de la jeune beauté qui, pressée entre le remord, le désespoir & la honte, paie avec usure un moment de foiblesse ! Elle ne peut nommer ni son amant ni son fils en les chérissant tous deux ; fugitive de la maison paternelle, elle se trouve isolée dans cette immense ville, & obligée de vendre de petits bijoux pour obtenir le lit où elle déposera le fruit de ses amours.

On la cherche de tous côtés ; elle ne sortira de cette prison clandestine que quand elle pourra reparoître. La faute sera oubliée & même pardonnée, pourvu qu’il n’y ait point de publicité.

Ces sages-femmes tirent le plus d’argent qu’elles peuvent des infortunées qui viennent chercher leurs secours ; ils ne sont pas désintéressés ; il n’en coûte guere moins de douze livres par jour.

On a vu plusieurs filles assez habiles pour cacher leur grossesse jusqu’au dernier instant, assez heureuses pour accoucher promptement, assez intrépides pour revenir dans leur foyer domestique sans éveiller les soupçons de leurs pere, mere, frere & sœur. Quel inconcevable chef-d’œuvre d’habileté, de présence d’esprit & de courage ! Ainsi les sages-femmes sauvent la réputation des amantes infortunées, elles sont vouées à la discrétion ; le plus souvent, il est vrai, elles ne connoissent pas les personnes qu’elles accouchent. L’enseigne d’une sage-femme est parlante ; elle offre une femme portant un nouveau-né. Sans décrier une maison, cette enseigne empêche que des demoiselles bien nées y viennent demeurer, parce que ce voisinage paroîtroit trop commode aux yeux de la malignité. La fille prend la peine, quand l’accident lui arrive, de traverser la rue, & alors tout est dans l’ordre.

Le prêtre qui baptise est accoutumé à voir arriver la sage-femme, & il distingue ainsi du premier coup-d’œil l’enfant de l’amour de l’enfant de l’hymen. Les droits du prêtre ayant été fraudés, il punit le fils de l’infracteur dans l’extrait baptistaire, & le déclare enfant naturel, c’est-à-dire, bâtard. Qui voudra écrire des anecdotes singulieres, intéressantes, piquantes, savoir & le bien & le mal que l’amour fait dans ce monde, toutes les ruses qu’il invente, toute la force & tout le courage dont il est susceptible, qu’il fasse la connoissance de quatre ou cinq sages-femmes ; il apprendra des aventures uniques presque incroyables, & les noms des personnages y manquant, le lecteur sera intéressé sans que les acteurs soient trahis. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est de voir quelquefois la fille d’une sage-femme servir sa mere dans des fonctions qui réveillent certaines idées, & au milieu de tant d’exemples de foiblesses, conserver sa chasteté intacte. Si elle tombe dans le piege, ce ne sera pas faute d’avoir eu sous ses yeux des motifs propres à la retenir sur le bord du précipice.

Plusieurs filles qui ont visité une ou deux fois l’appartement obscur & impénétrable de la sage-femme, n’en trouvent pas moins un époux, en jouant le rôle d’Agnès, rôle que presque toutes les filles & même les plus sottes possedent par instinct. Puis dans cette ville immense qui peut conter l’histoire de tel ou tel individu ? Le changement de quartier suffit pour dérouter le plus habile, le plus curieux investigateur.

Les filles pauvres & sans ressources vont faire leurs couches à l’Hôtel-Dieu ; on les y reçoit dès le sixieme mois. Cette partie de l’administration est très-bien soignée ; rien ne manque à ces femmes de ce qu’exige leur état. Les maîtres de l’art y inspectent journellement la maniere dont elles sont traitées jusqu’à leur parfait rétablissement. La chose vue en grand me paroît exempte de reproches.

Ces sages-femmes qui reçoivent toutes celles qui se présentent, sans s’enquérir de leurs nom & qualité, & l’hôpital des Enfans-trouvés font que l’infanticide est un crime inoui dans la capitale. Ce forfait n’étoit pas rare avant ce sage établissement ; & voyez s’il n’est pas plus commun en Suisse que dans toute la France.

L’édit de Henri II est tombé en désuétude, & sur cent filles qui accouchent clandestinement, à peine il y en a-t-il une seule qui sache qu’une vieille loi la condamne à la mort pour n’avoir pas révélé sa grossesse.

On compte à Paris deux cents maîtresses sages-femmes ; il y naît environ vingt mille enfans : divisez.