Tableau de Paris/383

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CHAPITRE CCCLXXXIII.

Cuisiniers.


Et tout pour la tripe, a dit Rabelais. Le délicat parasite, sybarite efféminé, si voluptueux, si sensuel, dont la table est chargée des productions de tous les climats & les plus propres à flatter & réveiller le goût, qui va au-devant de toutes les sensations agréables, qui s’environne du charme profond des arts pour prévenir l’ennui, est-il à votre avis, de la même espece que le Lapon qui boit en place de vin de Tokay l’huile puante qu’il exprime de la graisse des poissons ? Et cette belle femme parée, traînée dans un char transparent qu’emportent six nobles coursiers, habite-t-elle la même terre que la Samojedes aux mamelles noires & pendantes, errante sur la mer Glaciale, ou respirant l’air humide & étouffé d’une taniere ?

Après cela verrez-vous sans étonnement sur le même globe, le maître-d’hôtel apportant le menu à Monseigneur ? Celui-ci le jette avec dédain : toujours les mêmes plats ! Mais vous n’avez point d’imagination ; voilà des répétitions qui me donnent des nausées. — Mais on variera les sauces, monseigneur. — Tout cela est détestable, vous dis-je, je ne puis plus manger. — Eh bien, monseigneur, je vous préparerai un sanglier à la crapaudine. — Quand ? — Demain : il aura bu soixante bouteilles de vin de Champagne. Je veux vous faire manger ensuite une tortue de la Jamaïque. — À la bonne heure ! Et quand ? Où est-elle ? — À Londres. — Qu’on prenne la poste ; qu’on aille la chercher.

On prend la poste & l’on apporte la tortue. Grand conseil pour savoir comment on l’apprêtera : on prodigue autant de paroles qu’il en faudroit pour former une Encyclopédie. Enfin, la tortue est servie ; c’est un plat qui revient à un millier d’écus : sept ou huit gourmands s’en gorgent ; & tandis qu’ils boivent le vin de la Romanée, ils examinent ce qu’il faut à un paysan pour vivre. Ils décident que trois sols par jour lui suffisent ; on accorde dix-sept sols aux bourgeois des villes. Monseigneur & ses adhérens ont décidé qu’au-delà c’est un vrai superflu.

Qui pourroit nombrer tous les mots de la nouvelle cuisine ; c’est un idiôme absolument neuf. Les Languedociens sont les meilleurs cuisiniers ; on leur donne le quadruple des appointemens d’un précepteur.

On ne mange pas le quart de ce qui est servi ; & ce n’est pas sans raison que les domestiques sont gros & gras ; ils font bien meilleure chere que l’ordre de la bourgeoisie ; ils le savent, ils en sont fiers. Le domestique d’un seigneur rencontrant un de ses camarades qui venoit d’écrire une lettre, & qui avoit encore sur sa veste un peu de poudre à mettre sur le papier, lui dit d’un ton avantageux : secoue donc cette poudre ; on te prendroit pour un commis.

Un sanglier à la crapaudine ! s’écrie-t-on. Oui, je l’ai vu de mes yeux sur le gril ; celui de Saint-Laurent n’étoit pas d’une plus belle taille. On l’environne d’un brasier ardent ; on le larde de foie gras ; on le flambe avec des graisses fines ; on l’innonde avec des vins les plus savoureux ; il est servi tout entier avec sa hure devant monseigneur, qui sourit à l’énorme service.

On attaque tantôt la hure, tantôt les côtes, & l’on disserte savamment sur la partie la plus fine & la plus délicate.

Les rois de France ont rendu des ordonnances sur le potage, la régalade ; ils vouloient réprimer le luxe des repas.

Dans le dernier siecle on servoit des masses considérables de viande, & on les servoit en pyramide. Ces petits plats, qui coûtent dix fois plus qu’un gros, n’étoient pas encore connus. On ne sait manger délicatement que depuis un demi-siecle. La délicieuse cuisine du regne de Louis XV, fut inconnue même à Louis XIV ; il n’a jamais tâté de la garbure.

Un entremet étoit autrefois un spectacle entre les services qui coupoient le repas ou le festin. Qui s’en douteroit aujourd’hui ?

Si l’on pouvoit détailler au juste de quelle maniere se nourrissoient le paysan, le simple citoyen, le noble campagnard, le grand seigneur, le clergé & les moines, on verroit peut-être par la table quel étoit alors le degré de l’aisance particuliere, & cela seroit bon à savoir.

On a trouvé depuis peu qu’il étoit ignoble de mâcher comme le vulgaire. En conséquence on met tout en bouillies & en consommés. Une duchesse vous avale un aloyau réduit en gelée, & ne veut point travailler comme une harangere après un morceau de viande. Il ne lui faut que des jus qui descendent promptement dans son estomac sans l’effort ni la gêne de la mastication. La viande de boucherie n’étoit déjà bonne que pour le peuple ; la volaille commence à devenir roturiere ; il faut des plats qui n’aient ni le nom ni l’apparence de ce qu’on mange ; & si l’œil n’est pas surpris d’abord, l’appétit n’est plus suffisamment excité. Nos cuisiniers s’occupent donc à faire changer de figure à tout ce qu’ils apprêtent.

Dans la semaine sainte, il y a un repas chez le roi, ou l’on imite avec des légumes tous les poissons que l’océan fournit. On donne à ces légumes le goût de ces mêmes poissons que l’on imite.

J’ai goûté des mets accommodés de tant de manieres & préparés avec tant d’art, que je ne pouvois plus imaginer ce que ce pouvoit être.

Et tandis qu’on fait si bonne chere, tous les gourmands oublient ce vieux proverbe : le ventre est le plus grand de tous nos ennemis.

Peu s’en faut aujourd’hui qu’un cuisinier ne prenne le titre d’artiste en cuisine. On ne leur donne pas encore vingt mille livres de gages, comme on faisoit à Rome ; mais on les choie, on les ménage, on les appaise quand ils sont fâchés ; & tous les autres domestiques leur sont ordinairement sacrifiés.

Les recherches de cet art sont telles, que Trimalcion apprendroit de nos cuisiniers modernes ; & que Marc-Antoine qui, pour un repas donné à la reine Cléopâtre, accorda une ville pour récompense à son cuisinier, ne sauroit quelles largesses lui faire.

Le roi de Prusse a adressé une épître en vers à Noël, son maître-d’hôtel, en action de graces d’un excellent ragoût à la sardanapale. Qu’est-ce qu’un ragoût à la sardanapale ? Je ne le connois pas.

Le petit bourgeois qui n’a qu’une servante, dont le chef-d’œuvre est une fricassée de poulets, quand il a goûté d’une sauce piquante, ne manque pas de raconter la vieille histoire du cuisinier, qui fit manger sa vieille culotte à son maître, tant il avoit su apprêter le vieux cuir après l’avoir fait bouillir & macérer dans les coulis les plus appétissans. Il fait sa cour à un maître-d’hôtel, afin que celui-ci le régale le dimanche ; c’est pour lui une connoissance chere & précieuse, qu’il cultive avec le plus grand soin. Il tâche de l’avoir pour parrein de son fils, afin de pouvoir l’appeller mon compere. De bons goûters doivent en résulter.

Des sensations que nous pouvons éprouver, la plus grossiere, à mon gré, est celle que nous procure notre palais. Les plaisirs des gourmands sont assurément les moins délectables de tous. Eh, qu’il faut plaindre le malheureux qui met là sa suprême volupté ! Cependant voyons encore la richesse & la magnificence de la nature envers ceux qui nous paroissent disgraciés par elle. Regardez un Chapelle, un Desyveteaux, (car je ne veux pas nommer le gros gourmand que j’ai sous les yeux ;) voyez cet ami joufflu de la table, qui goûte un mets ou une liqueur étrangere. Il considere l’objet & sa couleur ; il le flaire, il l’approche à plusieurs reprises de l’organe du goût ; il le retire, il ne se livre qu’avec attention à la volupté sensuelle. Voyez comme il prend une larme de la liqueur, comme il l’interroge sur le bout de sa langue, comme il la dépose sur le bord des levres ; toutes les houppes nerveuses étudient profondément la sensation. La langue & toutes les parties de la bouche, tour-à-tour & par une gradation imperceptible, s’avancent pour juger. Après une infinité de récolemens, il se détermine enfin à avaler la précieuse liqueur. Mais le gourmet suspend le dernier coup, la rappelle & fait de nouvelles recherches, comme s’il n’avoit pas encore assez analysé tout ce qu’elle a de délicieux ; il promene encore voluptueusement la derniere goutte. Cette liqueur paroît une à un palais ordinaire ; mais le gourmet a su découvrir en elle une variété prodigieuse ; & quand il a bu, son estomac goûte encore.

S’enlever adroitement un cuisinier, est donc un tour affreux que l’on ne pardonne point, & qui dans le monde fait passer pour méchant quiconque a recours à cet indigne artifice.