Tableau de Paris/385

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CHAPITRE CCCLXXXV.

Porte-Dieu.


Admirez la richesse & la dignité de notre langue ! Nous disons, porte-faix, porte-feuille, porte-crayon, porte-baguette, porte-étrier, porte-vent, porte-verge, porte-manteau, porte-mouchette, puis enfin porteddieu. Porte-dieu ! Dieu des cieux, quel mot dans notre langue !

C’est un pauvre prêtre, un habitué de paroisse, qui veille le jour & une partie de la nuit, pour répondre à ceux qui le sommeront d’aller prendre au tabernacle le pain eucharistique que l’on porte aux malades.

Un dais usé, sale, mais portatif, que les deux premiers galopins soulevent ; une lanterne ou un flambeau de poix-résine, un porte-sonnette, un bedeau en gannache & tout clopinant, voilà l’attirail qui s’achemine vers le logis du moribond. Le ciboire est habillé de quatre petits morceaux d’étoffe ; la sonnette avertit le peuple de se mettre à genoux ; les fiacres & les équipages s’arrêtent, mais les maîtres ne descendent pas de voiture ; on baisse les glaces & l’on s’incline légerement à la portiere. Quand les cochers sont sourds, le porte-sonnette redouble le son de sa petite cloche[1]. L’hérétique, ou celui qui craint de se crotter, en est quitte pour un quart de génuflexion. Tout le monde a droit de suivre le viatique dans la maison où il est entré, & jusques dans la chambre du malade. On a soin de voiler les miroirs, afin que le S. Sacrement ne soit pas multiplié dans les glaces. Alors le prêtre fait d’une console un autel ; il asperge d’eau benite la chambre, en exorcisant les esprits malins ; puis il commence une exhortation bannale à un mourant qu’il n’a jamais vu, qu’il ne connoît pas. La même exhortation s’applique aux jeunes, aux vieux, aux adultes, aux femmes, aux filles, à toutes les conditions & à tous les états. Tandis que le prêtre administre le malade, le porte-sonnette leve adroitement le chandelier & saisit la piece d’argent qu’on y dépose ordinairement, & qu’il partagera avec le porte-dieu. Le prêtre bénit l’assemblée & s’en retourne comme il est venu.

Quelquefois le trajet est long ; une pluie abondante survient ; alors le bon Dieu monte en fiacre ; le porte-sonnette se met devant & sonne à la portiere. Le bedeau, son flambeau à demi-éteint, devient laquais ; le cocher, par respect, met son chapeau sous le bras, fouette de l’autre & reçoit l’eau des gouttieres sur sa tête nue.

À la porte de l’église on paie le fiacre ; & le prêtre, en place du pour-boire, lui donne la bénédiction. Il est sanctifié lui & sa voiture, & de tout le jour il n’osera jurer après ses chevaux.

Quand le guet rencontre le bon Dieu le soir, il l’accompagne la baïonnette au bout du fusil jusqu’au temple qu’il habite, & pour récompense il est béni sur les marches de l’autel.

Louis XV revenant du palais de la justice, où il venoit d’exercer un acte d’autorité envers le parlement de Paris, rencontra au bas du Pont-Neuf le viatique de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois. Tout son cortege royal s’arrêta ; il descendit précipitamment de son carrosse, se mit à genoux dans les boues, & le prêtre portant de dessous son dais, jadis rouge, lui donna la bénédiction. Le peuple émerveillé de cet acte pieux, oublia l’acte d’autorité qui lui déplaisoit, & se mit à crier : vive le roi ! Et tout le long du jour il répéta : il s’est mis à genoux dans les boues !

Le porte-dieu à qui cette bonne chance arriva, eut une pension de la cour.

Quand on porte le viatique chez une personne de considération, alors l’appareil change. Tous les domestiques de la maison sont armés de flambeaux ; le dais orné & propre sort de l’armoire ; le porte-sonnette a un surplis blanc, deux clercs supportent le dais, le Suisse de la paroisse précede le cortege, & le curé mettant sa magnifique étole, vient administrer lui-même le malade.

Cette faveur singuliere est rare, & ne s’accorde qu’aux hommes en place, ou fameux par leur opulence.

Je crois que le porte-manteau du roi de France s’estime beaucoup plus que le premier porte-dieu de Saint-Eustache.

Selon l’évangile de S. Matthieu, Satan fut porte-dieu ou emporte-dieu.

  1. Il n’y a qu’un exemple, au milieu de tant d’embarras, d’un porte-dieu & d’un porte-sonnette renversés avec le dais ; mais ce fut un accident.