Tableau de Paris/388

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CHAPITRE CCCLXXXVIII.

Œuf de poule.


Une poule pond un œuf le 15 mars. Le lendemain le parlement s’assemble & rend gravement un arrêt qui permet aux Parisiens de manger cet œuf. L’archevêque qui soutient que ce point de discipline ecclésiastique ne doit point regarder des juges séculiers, des profanes, publie de son côté un mandement où, après avoir bien tonné contre l’incrédulité du siecle, il gémit sur la nécessité où il se trouve d’accorder aux tiedes fideles la permission de manger cet œuf, défendu constamment dans les beaux jours de l’église. Ce mandement est rempli de longues exclamations contre la perversité des mœurs régnantes ; mais jamais il n’y est question de l’opulence de l’église gallicane, des abbayes en commande, des honneurs & des richesses qui accompagnent la fainéantise du clergé, & la grêle tombe sur les pauvres philosophes qui n’ont ni revenus ni maîtresses, mais qui auroient l’effronterie de manger l’œuf, & sans remords, malgré l’éloquence du mandement. C’est la philosophie qui fait tout le mal de ce bas-monde ; elle est bien coupable ; car elle a fait remarquer (lorsqu’on n’y songeoit pas encore) l’ambition, le despotisme & la politique des prêtres & des évêques. Après que le bon prélat a fait afficher son mandement dans tous les carrefours, & que quelques journalistes à ses ordres l’ont loué outre mesure, la truite, le brochet, l’anguille, & jusqu’à la poule-d’eau, paroissent en abondance sur toutes les tables dévotes & scrupuleuses. Le brochet pour y figurer n’a pas besoin de permission comme l’œuf, & l’on peut en conscience dépeupler l’Océan & la Méditerranée, pourvu qu’on s’humilie sur foi-même, en déplorant le relâchement affreux qui porte un mondain à avaler un œuf frais.

Voilà une des principales fonctions du prélat de la capitale. Tous les ans à la même époque, il signale son zele apostolique contre les œufs : les poules continuent à pondre malgré le mandement de monseigneur ; le prélat lui-même ne sait pas que cette défense est un rite emprunté des prêtres Égyptiens ; que comme chymiste (& non comme archevêque) il pourroit avoir raison de défendre cet œuf dans l’équinoxe du printems, parce qu’alors toute la nature en travail, subit une fermentation qui rend l’œuf dangereux. S’il s’expliquoit en naturaliste on pourroit l’entendre ; mais il ne fait que répéter une ordonnance des prêtres de Memphis dont il ne connoît ni le sens ni le but. La croix qu’il porte est encore un emblême qu’il ne sait pas mieux expliquer.

L’usage du beurre est aussi toléré par le même écrit ; mais la saine physique le permet dans tous les tems ; & le beurre ne fut jamais défendu sur les bords du Nil par les hommes les plus versés dans les connoissances des opérations les plus mystérieuses de la nature.

Cependant tous les membres du clergé & ceux du parlement qui, se piquant de régularité, mangeront des œufs & du poisson pendant tout le mois d’avril, tomberont malades pour en avoir mangé ; & le clergé & le parlement, tout en rendant ces belles ordonnances qui permettent ou prohibent, ignoreront à jamais l’esprit de la loi qui défendoit autrefois l’usage des œufs, de la viande, & même de la chair de poisson dans les premiers jours du printems, dans cette saison si riante, mais qui fait subir à tous les corps une agitation intérieure, produit d’un ferment dont nosseigneurs n’ont pas la moindre idée.

Si le mandement anti-ovipare de l’archevêque de Paris (qui mange en paix cinq cents mille livres de rente) a un côté ridicule & comique, je ne le lis jamais qu’en me rappellant la sagesse profonde des anciens législateurs qui avoient concentré dans le sacerdoce le dépôt des secrets les plus utiles à l’univers ; mais le sacerdoce qui ne sait plus lire la langue hiéroglyphique, a perdu le fil de la doctrine populaire, & nageant dans le vague, il frappe au hasard l’œuf de la poule.