Tableau de Paris/403

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CHAPITRE CCCCIII.

Étiquette des Deuils.


On sait à point nommé le tems précis qu’il faut s’affliger pour la perte de pere & mere, grand-pere & grand’mere, mari & femme, frere & sœur. Non-seulement le terme est calculé, mais encore l’expression graduée de la douleur ; toutes les nuances sont prévues & gravées, c’est-à-dire, imprimées. Le deuil a trois tems à peu près égaux. On sait quand les femmes peuvent ou ne peuvent pas porter les diamans ; quand les hommes peuvent porter l’épée & les boucles d’argent, ou avoir les souliers & les boucles bronzés. La douleur décroît avec la couleur de l’habit : manchettes de batistes, bas de laine, habit de soie, manchettes brodées, garnies d’effilé, larmes plus ou moins abondantes ! Jusqu’aux carrosses ont des harnois noirs pendant les premiers mois, & puis se blanchissent pendant les six dernieres semaines. Le deuil tant des hommes que des chevaux s’éclaircit dans une marche progressive, & qui a ses loix.

Une femme est si affligée de la mort de son mari qu’elle en porte le deuil pendant un an & six semaines. Cette veuve désolée ne peut paroître à la cour qu’au bout des six premiers mois. Elle se prive aussi du plaisir de se regarder au miroir, & les glaces de son appartement gris sont cachées. Mais qu’elle sera belle lorsqu’elle sera sortie des ombres du grand deuil ! Quel ajustement pour elle quand elle portera la coëffure & les manches de gaze brochée, les agrémens ou tout noirs ou tout blancs à son choix !

Les maris toujours ingrats ne portent le deuil de leur femme que six mois ; encore quittent-ils les grandes pleureuses après les trois premieres semaines, & ils peuvent paroître à la cour dès les premiers jours de leur deuil, parce que sans doute le métier de courtisan ne doit jamais s’interrompre.

On porte le deuil de pere & mere six mois, de grand-pere & grand’mere quatre mois & demi, de frere & sœur deux mois, d’oncle & tante trois semaines, de cousin-germain quinze jours, d’oncle à la mode de Bretagne, onze jours, de cousin issu de germain huit jours.

Considérez bien cette échelle : avec quel art elle est graduée ! C’est le thermometre de l’affliction. Vous savez d’avance combien dureront les heures de tristesse.

Les regles sont fixes & invariables ; elles n’admettent d’exception que lorsqu’on hérite. Alors le deuil d’un frere, qui n’étoit que de deux mois, s’alonge jusqu’à six mois ; & c’est ainsi que l’on remercie le défunt de sa succession.

Il y a un livre qui vous apprendra quand vous pourrez mettre les pierres noires ou les diamans, prendre les bonnets d’étamine noire ou le fichu de gaze. Il vous dira ensuite de quelle maniere on coupe un deuil dont les jours sont impairs. Vous apprendrez dans ce livre utile, que la plus forte moitié se porte en noir, & que si le deuil par exemple est de quinze jours, on prend le noir huit jours & le blanc les sept jours suivans.

On porte à Paris le deuil pour ses parens, pour les monarques, princes & princesses de l’Europe ; on n’y porte pas le deuil d’un ami.

Vous voulez vous attrister à la mort d’un souverain ; les papiers publics vous disent que le deuil est suspendu, & que vous ne pourrez légitimement revêtir les livrées de douleur que dans trois semaines, attendu un bal couleur de rose qui rejette à cette époque le crêpe, les barbes plattes, la coëffe pendante. Mais le jour indiqué par la feuille hebdomadaire, tout le monde est en noir, & une multitude de gens qui n’ont point d’autres habits sont alors très-satisfaits.

Lorsque toute la cour est en noir, le roi seul est en violet.

Quand un homme distrait ou non averti se trouve en couleur au spectacle un premier jour de deuil, il devient blême, honteux, jetant les yeux sur lui-même ; chacun le regarde, & il se sauve pour aller faire une nouvelle toilette. Que lui arriveroit-il donc s’il se présentoit ainsi dans un cercle ?

C’est une dépense dans les grosses maisons qu’un deuil ; il faut tout teindre en noir, habiller les enfans, les domestiques, draper les voitures. Les femmes de condition surprises mettent leurs diamans en gage jusqu’au petit deuil ; alors la succession est ouverte, & l’on a honoré le mort avec son argent.

Dès qu’on est héritier on prend le deuil du décédé ; il est réputé votre proche parent si-tôt qu’il vous a laissé un legs.

Il est triste de penser que toute l’Europe prendroit un habit noir en l’honneur d’un Tibere, d’un Caligula, dont néanmoins on détesteroit la mémoire si de tels monstres reparoissoient assis sur des trônes. Le deuil tient son rang parmi les extravagances humaines. Les mêmes emblêmes de la douleur publique sont pour le scélérat & pour l’homme de bien.

On fait porter le deuil aux lettres qu’on met à la poste ; la cire noire est employée ; & si par mégarde on a cacheté en rouge, on défait l’enveloppe pour en refaire une autre.