Tableau de Paris/405

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CHAPITRE CCCCV.

College des Quatre Nations.


Le plus beau, le plus riche, le plus fréquenté des colleges de l’université de Paris, & en même tems le plus pauvre en professeurs habiles & en écoliers instruits.

On l’appelle ainsi parce que dans l’origine il fut destiné à élever gratuitement, au nombre de soixante[1], les enfans des gentilshommes pauvres de quatre provinces protestantes, conquises par les armes de Louis XIV.

On osa compter assez peu sur l’honneur de ces quatre provinces, pour croire que les peres indigens brigueroient une place pour leurs fils dans une maison où l’on devoit élever les enfans au sein d’une autre religion que celle de leurs peres.

Cet établissement est dû aux remords un peu tardifs du cardinal Mazarin expirant. Il pensa pouvoir racheter les brigandages de son ministere, en fondant une école publique où l’on enseigneroit à une génération nouvelle à respecter & bénir son nom, si mal famé parmi ses contemporains.

L’intention du fondateur étoit d’en faire un gymnase complet. Il devoit y avoir un manege & des salles d’escrimes ; & c’est en partie d’après ces vues que le plan du bâtiment a été conçu & exécuté. Le manege devoit occuper l’une de ces deux ailes que les bourgeois de Paris, & sur-tout les gens à voitures, regardent de mauvais œil, parce qu’elles resserrent & obstruent la voie publique.

On a supprimé les accessoires, & l’on n’a conservé que la bibliotheque, formée en partie de celle même du cardinal, rassemblée à grands frais & avec beaucoup de soins par le savant Gabriel Naudé, bibliothécaire de son éminence.

L’église est d’une architecture recommandable par sa noble régularité. Le fondateur exigea que les trois principaux personnages de ce college fussent choisis dans la maison & société de Sorbonne.

Le premier se qualifie de grand-maître du college : Summus moderator. C’est ainsi qu’Homere appelloit Jupiter : Summus moderator Olympi. Cette circonstance a peut-être donné lieu à ce vers de Voltaire, qui rendit si fameux l’un des grands-maîtres de ce college :

Craignez Dieu, la Sorbonne & le grand Riballier.

Pour l’ordinaire on ne parvient à ce grade suprême qu’après avoir géré l’emploi de procureur de la maison.

C’est une retraite honorifique & où l’on digere en paix.

Il y a un sous-principal que les écoliers appellent chien de cour, parce que, semblable aux chiens de bergers, son emploi est de contenir la gent scholastique dans une grande cour, jusqu’au moment de l’ouverture des classes. Il a droit de moyenne & basse justice.

La chaire de mathématiques est la plus considérée & la mieux remplie. Elle fut moins souillée de pédans que les autres. Le célebre astronome La Caille la remplit long-tems, avec un zele qui n’eut de bornes que celles de sa vie. Il mourut en sortant de donner leçon.

Les deux plus hautes classes sont celles de logique & de physique, sous la dénomination générique de philosophie. Les grimauds plus âgés qui la fréquentent, & qui sont pour la plupart des séminaristes de Saint-Sulpice, se donnent assez ridiculement le nom de messieurs les philosophes.

La classe appellée rhetorica a deux régens à elle seule, qui tour-à-tour se chargent de faire des poëtes & des orateurs. C’est là qu’on fabrique deux fois par jour, à coups de gradus ad Parnassum & de Boudot, des harangues & des vers soi-disant latins. Ces deux régens, mais eux seuls, ont droit au rectorat, & peuvent prétendre à se faire monseigneuriser au moins pendant trois mois.

On a vu de ces pédans, à qui la tête avoit tourné, se croire capables de l’éducation d’un Dauphin, parce qu’ils avoient revêtu la ceinture violette. Il n’y a point d’orgueil comparable à celui d’un cuistre de college, parvenu avec le tems à cette dignité. Quand il se promene quatre fois par an au milieu des fourrures des quatre facultés qu’il préside, il se croit à la tête des sciences humaines. Le premier coup-d’œil qu’on jette sur cet individu violet, gonflé de pédagogie, est de dérision, le second est de pitié.

On a vu aussi cette chaire de rhétorique occupée par des gâte-papiers, qui passoient tout le tems de la classe à corriger les épreuves de l’Année littéraire, qu’ils composoient à tant la feuille. Ils levoient la férule sur les écrivains les plus célebres, aussi effrontément que sur les doigts de leurs écoliers.

Les autres régens des classes inférieures sont à l’avenant, c’est-à-dire, plus plats & plus ignares les uns que les autres. Ils ont pris la qualification peu françoise de professeurs d’humanités ; mais assurément ils ne le sont pas d’urbanité.

On peut reprocher à ces régens une cruauté gratuite, & que l’université devroit leur interdire. Ce n’est plus un châtiment, c’est un supplice. Imaginez un pauvre enfant de huit à neuf ans, qui se traîne au pied de la chaire en sanglotant, que deux correcteurs saisissent & frappent de verges jusqu’au sang. Souvent le professeur d’humanités exige que l’innocent martyre compte lui-même les coups qu’on lui donne. Ce n’est point une exagération : plusieurs enfans de ma connoissance ont été déchirés à la lettre sous les ordres de ces pédans barbares, que les parens devroient punir de leur lâche attentat ; & comment concedent-ils cette portion de leur autorité à un cuistre qui le plus souvent n’est pas fait pour être admis dans leurs maisons ?

C’est à ce college qu’il est arrivé à ce sujet une scene tragique. Un grand écolier de rhétorique qu’on vouloit soumettre à cette peine honteuse, mit en déroute régens & correcteurs. On appella un robuste Auvergnat, malheureux porteur d’eau. L’écolier, armé d’un double canif, le menaça long-tems, & enfin le perça d’un coup mortel. N’auroit-on pas dû faire le procès au vil latiniste, qui porta ce jeune homme à se rendre coupable d’un homicide à l’entrée de sa carriere ? Eh ! ces pédans oseront toucher à Homere, à Virgile, à Tacite ? Est-ce ainsi qu’Orphée humanisa les sauvages de la Thrace ? Quoi ! frapper du châtiment des esclaves une jeunesse innocente qui se destine à la culture des belles-lettres ! Et l’individu violet qui fait tant de mandemens, ne devroit-il pas en publier un pour abolir cette violence qui déshonore l’instruction de l’université ?

La bibliotheque Mazarine est dans ce college. Tous les livres philosophiques en sont proscrits. On donne à lire Lucrece tant qu’on veut ; on prête volontiers Rabelais ; mais qui demanderait l’Émile de Rousseau ou les œuvres de Boulanger, seroit fort mal reçu par le bibliothécaire, docteur de Sorbonne.

La bibliotheque composée de près de soixante mille volumes, en compte au moins la moitié en livres polémiques de religion. II n’y a que quelques années qu’on y a fait entrer Racine & Corneille. Mais les amateurs de Jansénius, Quesnel & Molina y trouvent tout ce qui a été imprimé sur ces trois écrivains.

Quand Franklin vint visiter cette bibliotheque, on ne put lui montrer ses œuvres.

Cette bibliotheque a trois mois & demi de vacances, & n’ouvre précisément ses portes qu’au moment où la saison devenue rigoureuse, rend l’étude impraticable dans un bâtiment immense où le feu est interdit. Et voilà comme on est venu à bout de rendre illusoire la seule bonne œuvre que le cardinal Mazarin ait faite en sa vie.

Souvent quelques écoliers s’échappent de leurs classes, laissent là Tite-Live & Térence, pour venir lire Montaigne ou Moliere. Qu’ils sont tristes quand le terrible inspecteur de la cour les a reconnus ! Il les arrache à tous les livres modernes & les renvoie impitoyablement écouter les sottises de leur régent.

On fait en tout genre de singulieres demandes aux adjoints d’une bibliotheque publique. L’un dit : donnez-moi un livre qui enseigne à faire de l’or ; un autre : prêtez-moi le volume le plus amusant des œuvres de saint Augustin ; un homme en cheveux blancs demande à emprunter l’Art d’aimer d’Ovide ; un soldat pose son sabre & veut qu’on lui prête l’histoire de toutes les batailles. Le public fait des titres de livres auxquels les écrivains les plus bizarres n’ont jamais songé.

D’assidus compilateurs sont là, copiant incessamment une multitude d’ouvrages vuides de sens ; on ne fait ce qu’ils cherchent ; on diroit qu’ils ont horreur du papier blanc & qu’ils ne veulent que le noircir.

  1. Sous le spécieux prétexte de la dureté des tems, on réduisit à trente les pensionnaires du college.