Tableau de Paris/411

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CHAPITRE CCCCXI.

Prôneurs de l’antiquité.


Ils n’ont pas toujours la conscience de leur admiration. Ils sont plutôt chagrins contre leur siecle. On n’a rien à craindre de la renommée de Térence ni de celle de Platon, & on les exalte outre mesure ; mais il faut trouver à redire à ce qui se fait de notre tems. La pédanterie a un enthousiasme ridicule ; c’est quelquefois un ton. Les gens de lettres avancés en âge & non philosophes, sont les hommes qui nourrissent les préjugés les plus bizarres, & qui s’opposent le plus au progrès des arts. D’ailleurs on oppose une masse de vingt siecles à un siecle unique ; des orateurs publics, montés dans la tribune aux harangues, à des avocats plaidans à la barre de la cour pour quelques écus ; des hommes libres dans une république, aux sujets d’un monarque ; des langues hardies, poétiques, audacieuses, à une langue que l’académie françoise a malheureusement fixée dans sa premiere enfance, & malgré ces obstacles, ces entraves, ces chaînes de toute espece (je ne parlerai pas du siecle de Louis XIV, où les auteurs étoient encouragés, protégés, pensionnés), je dirai que la fin seule du regne de Louis XV, dans l’espace de trente années, a produit des écrivains éclairés, sensibles, éloquens, vraiment patriotes, qui ont droit d’être comparés aux anciens : vérité qui ne sera sentie que lorsque les haines, l’esprit de parti & l’orgueil des hommes contemporains seront ensevelis avec eux ; alors la justice & l’impartialité prononceront.

On ne sauroit donc trop combattre la manie de ces hommes aveugles ou jaloux, qui ont pris à tâche dans tous les siecles, de louer prodigieusement les morts ; le tout pour contester aux vivans leurs succès, sans songer que ceux-ci deviendront anciens à leur tour.

Les mêmes talens ne peuvent précisément se reproduire, parce que quand la nature forme une tête, elle lui donne une empreinte particuliere, & le cachet alors est à jamais brisé. Mais il y a des équivalens ; & si tel homme ne fait pas ce qu’a fait tel autre, il peut faire quelque chose qui dans un genre différent en approche en bonté. Si l’homme né pour peser respectivement le mérite des ouvrages existoit, peut-être que dans sa balance il trouveroit une égalité qu’on ne soupçonne pas ; car les noms en imposent toujours plus que les choses.

Nous n’avons plus, si l’on veut, des Corneille, des Racine, des Boileau, des Nicole, des Bossuet, &c. Mais il y a aujourd’hui des gens de lettres non moins éloquens & plus utiles que ne l’ont été ces grands hommes, conséquemment plus respectables par l’usage qu’ils font de leurs talens. Ils ont toujours devant les yeux la patrie & l’humanité, & leur offrent toutes leurs pensées ; ils dissipent autant qu’il leur est possible les erreurs plus funestes encore dans des tems de lumieres que dans des tems absolument barbares. Ce sont eux qui ont développé tous ces heureux principes qui donnent lieu aux nations d’espérer une plus grande félicité, & soit qu’ils écrivent l’histoire, soit qu’ils traitent la morale, ils font servir les événemens passés à la situation actuelle des choses.