Tableau de Paris/410

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CHAPITRE CCCCX.

Académie des Sciences.


Sans les sciences l’homme seroit au-dessous de la brute ; sans la minéralogie, l’art de la culture n’existeroit pas. L’homme sur le globe entier ne seroit que ce que sont les peuplades errantes de l’Amérique, qui dévorent la chair humaine, soit rôtie avec de grandes broches de bois, soit bouillie dans des marmites. Ainsi la justice, la gratitude & la miséricorde dépendent d’avoir su trouver le morceau de fer qui compose la charrue, la serpe & la faucille.

La paix & la concorde qui doivent régner entre les hommes sont intimément liées à la découverte des sciences. Ce n’est que par eux qu’ils deviendront forts, puissans, heureux ; ou les tenebres totales de la barbarie, ou le jour éclatant de la lumiere la plus épurée, point de milieu, le mêlange douteux seroit la situation la plus funeste.

Dès qu’un peuple est arrivé au point d’avoir goûté les sciences & les arts, il faut qu’il les pousse au plus haut degré de perfection, s’il ne veut pas augmenter ses maux. Éloignés une fois de la simplicité primitive de la nature, (état indigent par lui-même) les hommes réunis en grandes sociétés, ont besoin d’une police profonde, parce que leurs intérêts étant embrouillés, il faut de l’art pour les concilier & les rendre respectivement utiles. La philosophie devient très-nécessaire pour donner à l’édifice social une base solide, & l’orner de tous les agrémens possibles : il faut parer à une foule incroyable de causes destructives ; & c’est au génie doué d’une activité bienfaisante à veiller pour saisir d’un coup-d’œil les maux & les remedes. La législation perfectionnée rend à l’homme sa liberté primitive, & le fait jouir de mille avantages nouveaux. Que de besoins l’homme a à satisfaire ! ils effraient au premier coup-d’œil : mais le concours des bras & des lumieres, le commerce réciproque des travaux & des services au milieu d’une constitution qui paroît compliquée, établissent l’ordre, l’harmonie. Ces besoins si multipliés se trouvent satisfaits comme par enchantement ; de maniere que les maux inévitables dont la nature a chargé l’homme, sont même adoucis & quelquefois métamorphosés en plaisirs. Ainsi, grace à sa perfectibilité, l’homme par des gradations insensibles peut parvenir à rendre l’état social plus doux & plus desirable que l’état primitif de la nature même, de quelques couleurs véritables ou romanesques qu’on le pare & qu’on l’environne.

Les sciences ne sont rien lorsqu’elles sont séparées ; ce n’est que par leur rapprochement qu’elles se prêtent un appui mutuel & solide. Le spectacle de l’univers passe devant certains yeux inattentifs & vulgaires. Toutes les idées allant au dépôt où se prépare chaque découverte, fermentent dans un mouvement insensible, & les lumieres nationales ne peuvent briller qu’à l’aide du tribut des connoissances particulieres ; elles se fondent, se mêlent & produisent alors cette clarté qui distingue les empires & les siecles. Il ne faut donc point prendre les bornes de notre entendement & la briéveté de notre vie, pour une conséquence juste de l’impossibilité qu’il y auroit à lier ensemble les arts & les sciences.

L’esprit d’un seul s’épuise & non l’esprit humain,

a dit un poëte, & ce vers sensé mérite d’être connu. Il faut parcourir, à ce qu’il paroît d’abord, la surface des sciences, avant d’en approfondir une seule : car jamais on n’en possédera une, même imparfaitement ; jamais on ne pourra tirer quelques fruits de ces connoissances, si l’on s’est borné à un seul point. C’est de l’étendue du coup-d’œil que jaillit la force pénétrante de la pensée. La morale est fondée sur la physique ; la physique dépend des mathématiques ; tout est soumis à la métaphysique, & tout doit se diriger vers la politique, c’est-à-dire, la perfection de la société.

Cependant l’espece entiere ne fait pas ce que fait tel individu à l’œil d’aigle ; le tems seul lui manque. Que ne feroit pas l’homme avec le tems, & jusqu’où n’éleveroit-il pas ses travaux ? Pourquoi ne peut-on pas enter un homme sur un autre homme, comme on ente un jeune rejetton sur un arbre déjà vieux ? Figurez-vous Bacon, Descartes, Newton, Galilée, ayant quelques milliers d’années à vivre & à penser. Ils travailleroient avec la nature & surprendroient à la longue tous ses secrets. Mais à peine éleve-t-on quelqu’édifice, que la main de l’architecte se glace, & que son plan descend avec lui dans la tombe. Les générations se succedent, les travaux se recommencent : mais, semblables aux toiles d’araignées, le réseau fragile est percé lorsqu’à peine il s’étend.

L’académie des sciences mérite notre respect & nos hommages, en ce qu’elle réunit les découvertes, empêche la rupture du réseau, s’appuie constamment sur une base solide, & c’est la seule académie en France dont on puisse prononcer le nom chez l’étranger.

Elle a un grand avantage sur les autres sociétés connues ; il consiste à regarder les sciences comme étant encore au berceau ; à se rendre très-attentifs à lier les observations, à rejeter les systêmes, pour ne s’attacher qu’aux faits avoués dans la physique expérimentale.

Mais il n’y a qu’un monarque libéral qui puisse donner aux arts & aux sciences cette liaison & cette correspondance intimes & nécessaires. Quels que soient la fortune d’un particulier, ses lumieres & ses soins, il ne parviendra jamais à rassembler tous les matériaux, à réunir toutes les expériences, à fondre tant d’esprits différens dans un seul & même but.

L’académie, attendant des jours plus favorables, se préserve de l’esprit de systême & n’en admet aucun, parce qu’un systême reçu devient une opinion despotique, qui tyrannise tous ceux qui viennent ensuite, & c’est une plaie faite au génie observateur.

Pourquoi les autres sociétés ne se pénetrent-elles pas de l’esprit vraiment philosophique, qui anime & dirige les observations, les travaux & les prononcés de l’académie des sciences ?