Tableau de Paris/413

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CHAPITRE CCCCXIII.

Instituteur.


Orang-Zeb, empereur des Mogols, avoit eu pour précepteur Mullah-Sallé qui, le voyant monter sur le trône, sortit de sa retraite & vint importuner son disciple de demandes & de sollicitations indiscretes. L’empereur qui vouloit lui eviter un affront, feignoit toujours de l’oublier. Ennuyé enfin de ce qu’il ne comprenoit pas ce que cela vouloit dire, il lui tint un langage plus ouvert. « Que veux-tu de moi, docteur ? quelle est ton aveugle prétention ? Que je te fasse un des premiers omrahs de ma cour. Ce n’est pas assez d’avoir de l’ambition ; il faut posséder les talens qui en font une vertu. Que sais-tu ? hélas ! ce que tu m’as appris. Et certes jamais enseignemens ne furent plus minces. Tu m’as d’abord fait voir mon pays comme le seul de l’univers qui méritât quelqu’attention, & tu m’as enseigné à mépriser les autres rois comme de petits gouverneurs, qui trembloient au nom de l’Indoustan. Tu abusois ainsi de la crédulité de mon enfance, & tu me disposois à nourrir en moi-même un orgueil aussi dangereux que puéril. Hors quelques pratiques minutieuses, quelques mots sans idées, quelques faits secs & décharnés d’une prétendue histoire de mon pays, tu as étendu un voile sur tout ce qu’il m’importoit de savoir. Que ne confiois-tu le dépôt de mon éducation à un homme plus habile & plus intelligent que toi ? Ne savois-tu pas que la nature ne doue un enfant d’une heureuse mémoire, que pour qu’on mette à profit ce tems précieux, comme le plus propre à graver dans son cerveau souple & obéissant, les belles connoissances qui doivent y demeurer fortement imprimées pour la conduite de l’homme pendant le reste de sa vie ? Au lieu de diriger mon esprit avide & qui s’élançoit par instinct vers les grandes choses, tu l’as resserré ; tu l’as presqu’éteint dans la froide & seche spéculation de misérables mots & de questions vaines qui ne satisfont en rien, & qui ne peuvent m’être d’aucun usage ni dans mon conseil ni dans le cours de ma vie ; tu as gâté mon naturel heureux ; tu as desséché mon imagination, & tu allois faire de moi un sot dangereux sans le secours de la Providence qui a permis que mes yeux s’ouvrissent. Il est vrai que tu ne pouvois me donner ce que tu n’avois pas en toi-même, & que mon pere t’avoit choisi tout exprès ; mais du moins tu pouvois me mettre sur la route, & reconnoissant ton insuffisance, me livrer à ces bons livres que j’ai lu depuis, qui forment l’esprit au raisonnement, l’ame aux choses élevées, & le cœur au sentiment de l’humanité. J’aurois appris alors quelque chose des devoirs de l’importante & redoutable fonction où le ciel m’a appellé. J’aurois pu comprendre ce qu’étoit un prince à la tête d’un peuple, & la chaîne qui lie le trône à l’état & le souverain au sujet. Bien loin de là, tu as mis dans ma tête que j’étois un être isolé, fort & puissant, & que je ne dépendois que de ma volonté. Ainsi tu m’as voulu insinuer la plus grossiere des erreurs & le plus dangereux des mensonges. J’allois me briser sur l’écueil, & en hâtant ma perte, fatiguer des millions d’êtres sensibles qui, au lieu de me bénir, m’eussent justement détesté. Si dans le nombre de tes idées mesquines, viles & fausses, une seule eût germé dans ma tête, la guerre, la famine & l’étranger dévasteroient actuellement cet empire ; le sang couleroit pour favoriser une de ces sottes rêveries pour laquelle ta langue disputoit avec tant d’opiniâtreté. Dieu a eu pitié de moi & de mon peuple ; il m’a envoyé des conseillers sages, qui en me révélant ma foiblesse, m’ont appris mes véritables forces. Je dois à leurs maximes simples, lumineuses & amies de l’homme, la délivrance des stupides opinions qui alloient faire de moi un fou barbare. C’est par miracle que j’ai sauvé ma raison du naufrage ; & je frémis des maux dont, sans la Providence, j’allois être l’exécuteur & la victime. Retire-toi donc, pauvre imbécille ; va retrouver le village qui t’a vu naître ; acheves-y en paix cette végétation que l’on honore en toi du nom de vie ; ma clémence qui répugne à se figurer un méchant, te fait grace ; bois, mange, dors ; mais loin de te confier le moindre emploi de mon royaume, je te défends, sous peine de la vie, de vouloir enseigner quelque chose à l’enfant du dernier sujet de mon empire. »