Tableau de Paris/414

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CHAPITRE CCCCXIV.

Naissance d’un Prince.


Il étoit six heures du matin ; Aletophile[1], logé sur le Port-au-bled, avoit veillé jusqu’à quatre heures ; une brusque décharge d’artillerie le réveille en sursaut ; elle tonne sur la Greve ; le canon de la Bastille lui répond ; son grabat tremble, la maison tremble, & son Tacite tombe de sa table écloppée. Il se leve à ce bruit ; des voix confuses percent à travers les ais mal-joints de son étroit domicile ; il ouvre sa porte, il entend des femmes sur son pallier… Un prince est né d’hier !… Nous aurons des feux d’artifice. — Non, dit une autre, on mariera six cents filles. — Descendons, disoit la troisieme, on va répandre du vin dans la place, & faire sauter sur nos têtes des cervelats & des petits pains. — La plus jeune disoit, on dansera ce soir en place de Greve. — La cinquieme, est-ce qu’il n’y aura pas une amnistie, pour que je revoie mon frere le déserteur, qui est un si bel homme ? — Est-ce qu’on ne délivrera pas tous les prisonniers pour dettes ? disoit la derniere.

L’idée des fusées volantes, de la bombance grossiere, des violons aigres perchés sur des trétaux, des illuminations, le tintamarre des cloches ; voilà ce qui occasionoit leur joie désordonnée. Tout-à-coup entre une nouvelle commere, les poings sur les hanches, & qui crie : je l’ai vu, je l’ai vu. — Tu l’as vu ? — Oui. — Eh bien ? — Il pleure l’enfant royal ! il pleure !… Il pleure ! (reprit tout bas le philosophe) & rentrant à ces mots dans sa chambre, prenant une plume, il écrivit sur sa table vermoulue, & son Tacite à ses pieds, qu’il ne releva pas :

Il pleure l’enfant royal !… Oui, pleure ! un jour tu seras roi… Pleure ! tu hériteras d’une grande puissance & d’un plus grand fardeau. Tu seras le maître d’un vaste empire, & le plus assujetti à de misérables usages. Pleure ! le monde aura les yeux ouverts sur toi & sur tes actions ; & l’on te demandera le possible & l’impossible : chacun de tes sujets voudra tout obtenir de toi, comme si tu étois un dieu. Tu seras inquiet de tout ce qui se passera dans ton royaume & hors de ton royaume. Tu seras obligé de veiller quand les autres dormiront. Tu auras des peines qui viendront des pays lointains ; & si l’insouciance te saisissoit dans ce poste élevé, point de plus grand coupable que toi.

Pleure ! celui qui aura le plus de peine à découvrir la vérité, c’est toi ; & il te faudra des efforts surnaturels, pour devenir grand & généreux. On viendra près de toi avec la vérité dans le cœur ; mais l’aspect de ton trône & de ta puissance la repoussera. La vérité expirera sur les levres de l’homme le plus intrépide & le plus vertueux. Personne ne te la dira ; c’est à toi à la chercher : pleure !

On t’a déjà porté la décoration de la bravoure militaire, lorsque tu prends le tetton de ta nourrice ; & tu as sur tes langes, à côté de ton hochet, cette croix que le vieux guerrier couvert de cicatrices ambitionne & n’a pas encore obtenue. Passe pour le cordon bleu, c’est la livrée du palais ; mais puisque tes mains enfantines, quand ta bouche suce encore le lait, touchent à cet ornement de la valeur, que le soldat achete de son sang, songe que tu dois le commander un jour ; oui : tu seras le chef des armées : pleure !

Tu auras à combattre le charme des jouissances les plus vives & les plus multipliées. On préviendra tes desirs, tu boiras dans la pleine coupe des voluptés : pleure ! Que te restera-t-il dans l’âge avancé ? De tous les plaisirs, le plus grand est de veiller à la félicité des humains ; mais ce plaisir te l’enseignera-t-on ?

Tu auras des trésors pour tes armées, pour tes flottes, pour tes fortifications ; l’emploi de ces trésors sera légitime : mais tu auras des trésors superflus pour ta maison… Pleure ! ici une veuve apporte son denier, là un ouvrier vient avec le salaire de sa journée ; il te donne la moitié de ce qu’il a gagné, & avec l’autre il achete un pain grossier pour sa femme & ses enfans.

Dans la campagne, le pauvre cultivateur vend son lit pour éloigner le collecteur sévere qui ne fait grace de rien, & qui n’ose point en faire. L’hiver viendra, & l’infortuné n’aura point de lit ; tout cela fera partie de tes millions : pleure !

On te dira que ces images sont fausses & outrées, & ce sera le premier mensonge par lequel on voudra te conduire à l’erreur ; & cette erreur deviendra immense, pour peu que tu t’y livres. Tu trouveras des adulateurs qui par finesse ont adopté une louange grossiere. Quand tu feras ce que le fils de ton esclave fait dix fois par jour aussi bien que toi, ils diront que tu as fait une action extraordinaire. Si tu obéis à tes passions, ils diront, tu fais bien. Si tu prodigues le sang de tes sujets comme les eaux des fleuves, ils diront, tu fais bien. Si tu aggraves le poids des impôts, si tu affermes l’air, ils diront d’une voix intéressée, tu fais bien. Si tu te venges cruellement, toi si puissant, ils diront encore, tu fais bien. Eh, ne l’ont-ils pas dit, quand Alexandre dans l’ivresse porta le poignard dans le sein de son ami !

Les faiseurs de vers & les panégyristes d’académie vont te saisir au berceau, & ne te lâcheront qu’au cercueil. Ils t’appelleront un dieu, ou du moins un demi-dieu. Ils te suffoqueront de leur encens vénal ; mais après viendra l’histoire avec son burin immortel & profond : songes-y !

L’histoire ! Veux-tu ne la point craindre, ou plutôt la chérir ? Veux-tu contempler sans effroi sa physionomie majestueuse & sévere ? Sois homme quand tu seras roi ; aspire avant tout au nom d’homme. Apprends avec nous à jouir de l’humanité & de ses plaisirs, de la vérité, de l’amour, sur-tout de l’amitié plus douce encore ; sors quelquefois de ton cachot d’or, si tes esclaves te le permettent ; franchis le seuil où ils t’enchaînent, & viens goûter quelques-unes de nos jouissances ; mais oseras-tu forcer la barriere où ta propre garde semble circonscrire éternellement tes pas ? Pleure !

Si ma franchise te déplaît un jour, alors je ne serai plus. Mais je t’aime pour le bien que tu peux faire aux hommes, pour le mal que tu peux leur épargner, pour la grande puissance que tu peux diriger en faveur de la partie souffrante de l’humanité ; car les grandes & importantes réformes n’appartiennent plus qu’à des monarques absolus comme toi.

Comme je ne crois pas que la Providence qui a organisé l’aile du moucheron, ait abandonné au hasard la constitution des états, je te crois sous l’œil de la Providence. Je l’implore pour qu’elle te rende juste… Mais, quel mot ai-je prononcé ! Oui, juste. Tu ne dois pas être bon, sois juste. Tu dois savoir punir, pour ne pas être complice des désordres. Oui, pleure, enfant royal, pleure ! il faudra que tu punisses.

Et moi, sous mes tuiles entr’ouvertes, je remercie l’Être suprême de n’avoir pas reçu le fardeau qu’il t’a imposé. Je n’ai à combattre que la pauvreté ; & toi, tu auras à combattre l’adulation, le mensonge, l’orgueil, ta propre grandeur ! Quand je t’aurai payé le tribut, tu me devras le repos.

Pour que ton élévation ne soit pas dangereuse à toi-même ni aux autres, songe dans tout ce que tu signeras, (& que de papiers ne te fera-t-on pas signer !) songe à la nécessité que tout ce qui respire soit nourri ; car telle est la loi primitive, la loi antérieure à toute convention humaine. Si la misere étoit le partage d’une grande portion de ton peuple, ton diadême seroit déshonoré, & ton nom inglorieux périroit dans la mémoire de l’ami des hommes.

Le premier qui a dit en politique, la nécessité est mere de l’industrie, a créé un adage pour un tyran. L’industrie ne sera jamais la fille de la nécessité. La misere abat, énerve ou désespere, pousse au crime ; & tous ceux qui désolent la société, sont plutôt mus par le besoin extrême, que par la soif des richesses. Voudras-tu diminuer le nombre des forfaits ? Sache multiplier les subsistances, & laisse à chacun son industrie, sans la vendre ni la grever. C’est l’intérêt des riches ; car quand ils s’obstinent à tout concentrer dans leurs mains avides, à les fermer impitoyablement, le pauvre, poussé à bout, finit par les leur ouvrir de force.

Si ton autorité parvient à détruire toutes les tyrannies dans ton empire ; si tu fais trembler réellement les petits oppresseurs qui sous ton nom fouleroient la liberté, un cri unanime bénira ton autorité, & la rendra plus puissante & plus sacrée. Mais si, par erreur ou par foiblesse, tu ne régnois que sur des courtisans qui régneroient sous toi… oh, quelle domination plus formidable que le despotisme même ! Pleure !

Que l’éternel Moteur des destinées humaines te prête de ses lumieres & de sa force. Tu es né dans une heureuse époque : béni le siecle ! Le siecle travaille pour toi, le siecle s’éclaire de jour en jour, le siecle te prépare, t’amasse des idées neuves & saines. Frédéric & Catherine te montrent la hauteur de leur génie, tu n’auras guere qu’à savoir lire ; mais voudras-tu lire ? Lis, je t’en conjure ; lis ce qu’ont fait de grand & de magnanime, sous un ciel moins heureux que le tien, Catherine & Frédéric.

Quel trésor pour la puissance que ces lignes muettes que nous traçons à l’envi pour te faire entrer dans tous les chemins de la véritable gloire ! Elle est connue enfin. Quel que soit ton orgueil, ces lignes ne te blesseront pas. Ce n’est plus un homme qui te parlera, c’est un livre ; aurois-tu peur d’un livre ? S’il te touche, tu le rapprocheras rapidement de ton cœur généreux ; mais tu pourras l’en écarter avec la même facilité, si… ah, ne tremble point un jour d’ouvrir un livre ! Par cette voie tranquille & respectueuse, la vérité, dont le son direct auroit effarouché ton oreille superbe, pénétrera ton ame à loisir ; & comme il te sera aisé de jeter là cet écrit moniteur, tu l’écouteras avec plus d’attention & de confiance peut-être ; tes regards, par ce moyen simple, descendront jusqu’aux classes inférieures que l’on n’oublie que trop dans ton palais ; car ce sont les racines obscures qui nourrissent le superbe feuillage dont l’arbre se glorifie. Ton opulence sort de ces canaux secrets & vivifians ; & pourquoi ne verrois-tu que la tige ?

Lis, quand ce ne seroit que pour entendre le contraire de ce qu’on te dira tous les jours. Ne te refuse pas à ce contraste. Qui te parlera sans fard & à chaque instant, quand tu voudras l’écouter ? Un homme qui n’a aucun intérêt de te tromper, qui vit loin de toi, qui ne t’a jamais vu, qui ne t’approchera jamais, qui est dans la tombe, ou près d’y descendre. Il t’apporte ce que ses yeux, son expérience, son entendement ont colligé ; il te l’offre gratuitement : il te donne ces vrais & libres avertissemens, dont nulle condition d’homme n’a si grand besoin que ceux-là qui soutiennent une vie publique.

Tu entendras le oui & le non dans le même instant, parce que tu seras nécessairement environné de ces hommes qui ne veulent rien dire, ni de vrai, ni de faux ; qui enveloppent toutes leurs idées d’un art tellement compliqué, que l’administrateur doit rester dans une irrésolution éternelle ; & c’est ce qu’ils cherchent pour faire pencher adroitement la balance du côté de leur subtil amour-propre. Il est important néanmoins que l’administrateur d’un vaste empire se décide, & avec fermeté ; car l’indécision est la mort de l’ordre politique & du bien général ; & plus un état a de poids, plus les balancement obliques lui font perdre de sa majesté, de son équilibre & de sa force.

Lis & compare dans un secret examen. N’oublie pas l’histoire des républiques, qui te fera rêver. Les livres te décideront mieux que tes conseillers. L’imprimerie, présent d’une main divine, t’enseignera le métier de roi, l’art de faire marcher la persuasion avant les actes législatifs. Elle te dira des vérités fortes, & te les dira d’une voix douce. Sortis de dessous la presse, les traits les plus marqués n’auront plus de licence ; & quand même l’expression citoyenne (qui s’enflamme à notre insu) ne seroit pas toujours modérée, serois-tu moins puissant pour entendre une fois un langage libre & républicain ? Il doit être tel pour mieux t’instruire. Tu le compareras ensuite aux phrases oratoires, ou la vérité pusillanime sortant avec crainte du sanctuaire des loix, se prosterne à tes pieds, parce qu’elle se sent gênée en la présence, & qu’elle n’attend que le moment où tu la renverras loin du trône.

Lis ; choisis tes amis parmi les livres ; des noms chers au genre humain pourroient-ils t’être odieux ? Choisis parmi les projets entrepris pour le bien public, parmi les idées heureuses & nouvelles qui régénerent les empires. La marche de l’esprit humain est empreinte sur le globe ; les étincelles jaillissent sur des points jadis obscurs ; ton royaume est inondé de lumieres utiles ; elles veulent monter jusqu’à ton trône ; appellerois-tu la nuit ? Il n’est plus tems, tu y perdrois. Sans nos lumieres que pourrois-tu, & sans ton pouvoir que seroient nos pensées les plus sublimes ? Des rêves.

Lis, commence une glorieuse association : nos livres ont détruit des préjugés honteux & cruels, ont environné de clarté toutes les faces d’un même objet, t’ont servi avant ta naissance, t’ont applani la route des grandes & nécessaires opérations. Ne sois point ingrat envers les travaux accumulés des génies bienfaiteurs, promets au siecle de lire, & le siecle te donnera une législation généreuse & toute formée. Écrie-toi : venez à moi, amis éclairés de l’humanité ! & sans te voir nous te parlerons, & sans approcher de ton trône nous y introduirons l’auguste vérité. Elle entrera chez toi, seule, sans escorte, sans dignité ; elle n’aura ni titres ni cordon ; elle sera invisible & désintéressée, & tu idolâtreras ses charmes purs, dès que tu l’auras connue.

On a dit à tes ancêtres (& ils l’ont cru) que la science de la politique étoit une science abstraite & particuliere, cultivée & connue seulement de quelques heureux adeptes. Pourquoi donc les fautes les plus lourdes, les plus incroyables, se sont-elles multipliées dans l’œuvre de ces magnifiques penseurs exclusivement éclairés ? Pourquoi ont-ils déployé constamment des efforts immenses & extraordinaires, pour aboutir à zéro ? C’est que, loin des livres, ces hommes présomptueux ont eu des vues partielles, des préjugés d’enfans, des systêmes mesquins & des commis inspirateurs plus dangereux encore.

On te dira la même chose, on t’abusera. Les livres, les livres ! voilà les vrais précepteurs ; l’instruction publique, voilà ton conseil ; le cri de la nation, voilà ton modérateur. Tout est percé à jour ; on a tout vu, tout pesé, tout calculé. De la correspondance dans toutes les parties, un ressort unique, une force d’unité & du bon sens, voilà ce qui l’emportera avantageusement sur la vieille routine, les ruses, les formules, les chimeres diplomatiques & les dogmes ridicules de cabinet.

Puissent mes yeux te voir dans l’adolescence, lorsque tes cheveux tomberont en boucles flottantes sur tes épaules, errer dans tes bosquets avec Plutarque, Rousseau & Raynal ! Et puisse le suprême Modérateur des empires veiller sur tes jours, te les accorder doux & actifs, c’est-à-dire, remplis par le travail consolateur qui éleve & fortifie l’ame, & donne à la vie une conséquence qui la fait aimer ! Qui sait remplir les heures, a trouvé la route des vertus. Puisses-tu goûter enfin la pure félicité qui sera due à ton zele pour la grande prospérité d’un peuple qui mérite le bonheur !

Et tandis que le philosophe écrivoit, la populace dans une joie effrénée crioit, buvoit, hurloit, battoit le pavé sous une lourde cadence, se précipitoit autour des roues d’un carrosse, le visage crotté & sanglant, pour ramasser quelques pieces de monnoie ; le tocsin sonnoit, les versificateurs rimailloient, les voûtes des temples retentissoient de cantiques salariés ; tous les habitans de la ville ne voyoient que les fêtes & les distributions, largesses passageres du trône. Pour lui, entre le canon de la Greve & celui de la Bastille, il jetoit un coup-d’œil dans l’avenir, & regardent son Tacite, il traçoit ces lignes qui ne ressembleront pas à celles des poëtes, & qui les accuseront devant la postérité[2].

  1. Il sera peut-être curieux dans vingt-cinq ans d’opposer ce morceau (publié le 23 octobre 1781, de la lune le 7, sous le titre : le Philosophe du Port-au-bled) aux vers de MM. Sancy, Groubert, de Groubenthall, Mayeur, Mérard de Saint-Just, Guérin, de Piis, de Limoges, Chabeaussiere & Patrat, tous grands poëtes, comme on sait, qui se crurent obligés en conscience de chanter l’événement. Ce fut un débordement de rimes. Tous les journaux de l’univers en regorgerent.

    Le Journal de Paris dédaigna ce morceau en prose ; ce qui fit dire à l’auteur dans son avertissement : c’est un tort irréparable que m’ont fait les rédacteurs de cette feuille quotidienne, car ils m’ont ravi la gloire d’être lu dans les cafés de la capitale, où se forme & s’étend la renommée de mes heureux rivaux, qui seront pensionnés peut-être tandis que je ne serai ni lu ni connu. Qui à ma place n’auroit pas un peu de mauvaise humeur contre les inflexibles auteurs du Journal de Paris, qui ont pris à tâche de rejeter mes productions, & de me fermer ainsi la carriere à l’immortalité ? J’en appelle au public, car je vois que je ne pourrai jamais obtenir trois lignes dans cet ingrat Journal de Paris qu’à l’article enterremens, moi qui étois si jaloux de figurer entre la hauteur de la riviere & le prix du foin & de l’avoine.

  2. Cet article devoit précéder l’article Instituteur.