Tableau de Paris/422

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CHAPITRE CCCCXXII.

Rats.


La quantité de rats qui sont dans Paris, (je ne parle pas de ceux qui logent dans les cervelles) surpasse l’imagination. Cachés pendant l’hiver le long des quais dans des piles de bois, ils descendent en été au bord de la riviere : là ils sont d’une grosseur démesurée. Des peuplades entieres vivent dans ces souterreins & y forment des excavations remarquables ; ils entrent dans les caves quand la riviere hausse, & y rongent tout ce qu’ils trouvent. Aussi dans ces quartiers voisins de l’eau faut-il une armée de chats pour combattre cette armée de rats. Ceux-ci sont d’une telle stature qu’ils ne tremblent plus devant le plus fier rominagrobis, & le combat se livre à forces presqu’égales.

Les servantes sont obligées d’accumuler les ratieres, & de redoubler de soins pour dérober la provision de chandelle & les alimens à la dent vorace de ces animaux : ils pullulent au point que plusieurs maisons en sont incommodées, & de maniere à redouter le sort de l’ancienne Égypte.

En vain un grand homme se promena dans les rues avec une longue perche garnie de rats morts que le poison a gonflés ; le remede est pire que le mal. L’arsenic ou la mort-aux-rats indiscrétement répandus dans des caves presque bannales, occasionne trop d’accidens pour qu’on n’en revienne pas à l’animal hypocrite dont Montcrif fut l’historiogriphe. Aussi tandis que le bas des maisons est habité par une espece rongeante, les toits regorgent de chats & de chates, qui par leurs miaulemens interrompent votre sommeil. Quelquefois dans le jour, au milieu de leurs ébats amoureux, ils tombent dans les cours, & vous recevez sur le dos un matou vaincu que son fort & heureux rival a précipité d’une gouttiere.

L’histoire des chats perdus est infiniment intéressante. Dans plusieurs maisons on rappelle les déserteurs, & il seroit contre le droit des gens de les retenir par force ou par ruse ; il est défendu même de les amadouer. On affiche de tous tems les chiens perdus ; une dévote a donné l’exemple d’afficher son chat perdu, lequel avoit au col un ruban couleur de rose, & l’on voyoit au bas de cette affiche : permis d’imprimer & d’afficher. Le Noir.

Quelquefois dans le cimetiere des innocens, où cinquante mille têtes de morts sont rangées en amphithéatre, il apparoît un prodige ; c’est une tête de mort qui remue ou qui roule toute seule, & le peuple d’accourir. C’est un rat qui s’est logé dans le crâne, & qui ne peut en sortir aussi facilement qu’il y est entré. Sous ces charniers dont le coup-d’œil est le plus effrayant qui soit dans l’univers, les rats vivent parmi les ossemens humains, les dérangent, les soulevent & semblent animer ce peuple de morts, qui montre à la génération présente la place qu’elle occupera sur ces gradins, où les débris de l’humanité sont placés, non plus selon les rangs qu’ils occupoient autrefois, mais d’après leur grandeur physique. Ils vont tous former la même terre calcaire. Oui, terre contre terre, pourroit dire le plus superbe potentat, en donnant la main à l’homme de la derniere classe. Mais où m’ont conduit les rats ?