Tableau de Paris/454

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CHAPITRE CCCCLIV.

Huissiers-Priseurs.


La charge d’huissier-priseur (car tout est charge : qu’est-ce que les rois n’ont pas vendu ?) devient de jour en jour plus lucrative. Plus il y a de luxe, plus il y a de nécessiteux. Le combat sourd de l’aisance & de la pauvreté occasionne une multitude de ventes & d’achats. Les pertes, les banqueroutes, les décès, tout est favorable aux huissiers-priseurs, en ce que les revers, les variations de fortune, les changemens de lieu & d’état se terminent toujours par des ventes forcées ou volontaires.

Les huissiers-priseurs gagnent donc à tous les événemens qui agitent la vie humaine. L’immensité des besoins qui tourmentent la moitié de la capitale, l’oblige à troquer incessamment toute marchandise quelconque contre de l’argent, l’argent devient ensuite marchandise comme tout le reste ; & l’huissier-priseur le sait encore.

Ainsi que les tems soient prosperes ou défavorables, dès que l’on vend ou que l’on achete, l’huissier-priseur trouve son compte dans tous les besoins ou les profits du commerce ; & lui & la bourse de la communauté prélevent avant tout leur dû. L’objet a beau baisser de prix ; quelque vil qu’il soit, il a une valeur sûre pour la bourse de communauté.

Il y a ensuite les petites ruses du métier. Tel huissier-priseur est souvent marchand tacite ou bien associé avec des marchands ; & dans les adjudications, il sait conséquemment couper la broche à propos, c’est-à-dire, adjuger suivant qu’il lui plaît, d’après ses vues secretes ou celles de ses commettans cachés.

L’adjudication est un prononcé irrévocable ; mais que de clameurs avant le mot définitif ! L’huissier-priseur est obligé d’avoir un crieur à gages, un stentor. On n’entend que cette répétition éternelle des acheteurs, un sol, un sol, tandis que l’huissier de son côté crie, une fois, deux fois, trois fois. On diroit que l’objet crié va être adjugé sur-le-champ ; car l’huissier dit toujours, pour la derniere fois, en voulez-vous, n’en voulez-vous pas ? Un sol, un sol, répete l’assemblée ; & voilà l’objet qui de sol en sol remonte subitement à mille livres au-dessus du premier prix. Un sol a fait pencher la balance ; un sol la fixe invariablement.

L’huissier en habit noir, avec sa voix flûtée, & le crieur déguenillé, mais gorgé d’eau-de-vie, dont le timbre fait trembler les vitres, usent leurs poumons à parler en public, comme le dit le poëte Rousseau dans sa plaisante épigramme ; l’oreille est fatiguée par cette répétition continuelle & assommante. Les paix-là du stentor enroué surmontent à peine le bruit confus de la multitude qui se passe de main en main les objets, les regardant, les dédaignant, selon l’envie ou le besoin.

Quand vous avez assisté à l’une de ces ventes tumultueuses, vous en avez les cris monotones & le bourdonnement dans l’oreille pendant quinze jours.

On adjuge de cette maniere, depuis un tableau de Rubens jusqu’à un vieux juste-au-corps percé par les coudes. La valeur intrinseque des objets apparoît là dans son évidence philosophique ; & d’après leur utilité, les chemises, les matelas, les chaises, les redingottes, &c. trouvent beaucoup plus de partisans que les diamans, les bijoux, les livres, &c.

Dans les ventes après décès, les chauderonniers en cheveux plats ouvrent toujours la séance ; car on commence ordinairement par la batterie de cuisine, le mort n’en ayant plus besoin. Ils se trouvent dans la salle du défunt avec ceux qui viennent pour acheter ses diamans, ses meubles de Boulle, & ses dentelles. Toutes les nippes du mort, depuis sa tabatiere jusqu’à sa seringue, passent sous les regards attentifs du public acheteur. Il apprend quels étoient les goûts particuliers du décédé, & la révélation de ses obscures fantaisies se fait après son enterrement. On ne le connoît bien qu’alors : une réflexion qui échappe compose son oraison funebre ; elle n’est pas étudiée, elle naît de ce qui s’offre à la vue.

Les livres licentieux & les estampes obscenes sont mis à côté par l’huissier-priseur, & ne se vendent pas publiquement ; mais les héritiers se les partagent, & vendent sans scrupule le lit, les chemises & les habits de leur pere. On écarte d’abord tout ce qui tenoit à lui, tout ce qui le touchoit ; mais quant aux objets de ses caprices, ils semblent devoir être conservés, comme plus sacrés.

On trouve de tout dans les inventaires à la levée des scélés ; les différentes manies des hommes paroissent au grand jour, & la confession du défunt se trouve visiblement écrite dans ses armoires.

Le public acheteur fait tout haut ses libres commentaires dans le foyer même que le décédé habitoit, & tout homme peut se dire de son vivant : ces bronzes, ces tableaux qui m’ont tant coûté & que je dérobe à l’œil du curieux, seront témoins, après mon trépas, du jugement que l’on portera de mes goûts. Oh, que ne peut-il entendre d’avance ce qu’on en dira ! Il métamorphoseroit ces superfluités… Mais que fais-je ? L’huissier-priseur entend-il la morale ?

Tout l’homme est donc alors à découvert ; vices cachés, manie, goûts bizarres ; le jugement universel n’en annoncera guere plus un jour. Il se trouve quelquefois des objets si fantasques, si inconnus, qu’il n’y a que l’huissier-priseur, au fait des caprices de l’imagination humaine, qui puisse en deviner l’emploi. Ces objets n’ont point de mots dans notre langue.

Les collections les plus rares & dont s’énorgueillissoit le possesseur, sont dispersées dans un instant ; & le fils qui ne veut que de l’argent dont il a chômé, méprisant la passion de son pere, voit partir avec une dédaigneuse indifférence les objets dont l’assemblage lui avoit coûté une vie entiere de recherches laborieuses. Les cabinets coûteux se fondent, & il n’en reste aucune trace. Voilà où aboutit la science ou l’engouement.

Les huissiers-priseurs sont sujets à gagner des fluxions de poitrine ; l’air étouffé d’une salle pleine de chauderonniers, de revendeurs, de revendeuses, &c. leur infecte les poumons.

Plus heureux, dans un ministere de rigueur, lorsqu’en plein air, sur la place Saint-Michel, ils vendent les meubles saisis d’un pauvre débiteur, qui regarde en soupirant le lit où il ne couchera plus. L’inexorable huissier l’adjuge au profit des créanciers du même ton qu’il adjugea la veille les bronzes, les diamans, les vins exquis du traitant, de l’évêque & de la duchesse, morts de trop d’opulence.

Au décès de l’homme de lettres, l’huissier-priseur n’a qu’une seule vacation ; il n’a pas besoin du secours de son crieur ; la foule empressée ne se rassemble pas ; l’appartement est désert, ou peu s’en faut ; les affiches n’ont annoncé ni dentelles, ni diamans, ni même batterie de cuisine. Des portraits d’anciens philosophes, estampes enfumées, quelques livres latins étalés sur des ais & des manuscrits que la critique respectera ; voilà son héritage. Le libraire d’un pas furtif vient & examine ; rien chez lui ne tentera le desir des vulgaires mortels : mais si le bureau même de l’auteur est dédaigné, l’amitié le pleurera & la gloire conservera son nom.

Il m’est venu, en assistant à ces ventes, une réflexion qu’un professeur de l’université auroit dû faire à ma place ; c’est qu’il seroit impossible au plus fameux latiniste des colleges de plein exercice, de traduire dans la langue de Virgile, de Cicéron, de Térence & même de Plaute, l’inventaire ou le procès-verbal d’un huissier-priseur. Je ne parle pas du grec, car qui le sait ?