Tableau de Paris/453

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCCLIII.

Grandes Routes.


Rien de plus magnifique aux environs de Paris, que ces chaussées à perte de vue & en ligne droite, bordées de chaque côté d’allées d’arbres. Non-seulement elles sont multipliées, mais encore leur largeur est considérable ; on voit qu’on n’a pas épargné le terrein. Un philosophe étranger & instruit, qui arriveroit les yeux bandés, pourroit s’écrier : oui, j’y suis ; c’est ici la main d’un monarque ; il a dit : que ce terrein soit coupé comme un damier ; point de sinuosités ; & le terrein docile a obéi, les champs se sont ouverts, les héritages ont été traversés, & pour quelques pertes particulieres, il en a résulté un très-grand bien, un bien qui sera durable.

Mais la chaussée du milieu, c’est-à-dire, le pavé, porte un caractere mesquin, & l’on n’a pas eu l’attention de le faire assez large pour que deux voitures puissent y passer de front commodément. Il faut toujours qu’une roue porte sur le bord du pavé, qu’elle enfonce & dégrade ; elle retombe sur une terre molle ; la voiture, glissant sur le pavé qui est en dos-d’âne, souffre de la pente & sur-tout de l’enfoncement de la terre argilleuse.

On ne voit sur les routes que de pauvres rouliers, effrayés par le bruit tonnant des turgottines, chercher à en éviter le choc en faisant pencher précipitamment leurs voitures, & souvent au risque d’être brisées toutes deux.

Point de péages, il est vrai ; point de barrieres établies de distance en distance ; on a fait ces routes comme à plaisir ; on les a recommencées autant de fois que l’on a voulu. Les routes en Angleterre se détournent plutôt que d’écorner la chaumiere d’un paysan ; ici le paysan lui-même a été envoyé à la corvée. Vous passez sur le terrein qui fut sa grange, & qu’il a arrosé de ses sueurs, pour planter les cailloux quarrés qui vous portent, & vous ne lui donnez en passant ni un regret ni une obole.

Le mal est fait. En politique le bien sort du mal. Réparons le mal en donnant au bien toute l’étendue dont il est susceptible. Que ces grandes routes, après ces vexations, ne servent qu’à un commerce libre, & n’aboutissent plus à ces douanes repoussantes, qui devroient être jetées à l’extrémité du royaume, comme la griffe chez les animaux est éloignée du cœur.