Tableau de Paris/456

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CHAPITRE CCCCLVI.

Gouvernante.


Se marier n’est pas chose aisée à Paris, sur-tout pour un homme entre deux âges & d’une fortune médiocre. Sans parler de l’indépendance à laquelle toutes les femmes prétendent, il en coûte infiniment pour entretenir une femme & fournir aux besoins, aux fantaisies que la mode amene chaque jour. Ceux qui ne sont pas assez riches, ou qui sont économes, ou qui veulent conserver leur liberté, prennent une gouvernante, c’est-à-dire, une concubine, qui ne paroît point ou très-peu, & qui, bornée aux travaux domestiques, prend soin de la table & du ménage, & mange avec le maître lorsqu’il est seul.

Rien de plus commun à Paris que cet arrangement, depuis que les femmes ont contracté le goût effréné de la parure & de la dissipation. On en voit dans l’ordre de la bourgeoisie dédaigner les soins de l’intérieur de la maison, les abandonner à des valets, frémir au seul nom de cuisine, & dire à leurs maris qu’elles ne leur ont pas apporté quarante mille francs pour avoir soin du linge. Or vous saurez que cette dot de quarante mille francs rend une petite bourgeoise impertinente, & fait qu’elle compte avec sa marchande de mode, mais jamais avec son boucher.

L’épouse d’un maréchal de France, d’un premier président, peuvent fort bien être leur compagne. Mais il faut nécessairement que celle d’un marchand, d’un commis, d’un artisan soit un peu la servante de son mari.

Fiere de sa dot, la bourgeoise, faisant dresser son contrat de mariage sur le même modele que celui d’un prince ou d’un duc, & apprenant que les princesses & duchesses n’obéissoient pas toujours à leurs augustes époux, n’a pas voulu de la soumission. Le contrat rend exigeante & hautaine celle qui étant fille tenoit les yeux baissés & parloit d’un ton doux ; la discorde & le désordre s’établissent au lieu où la subordination auroit dû régner ; & comme le nœud est indissoluble, le mal est sans remede[1].

Quand les hommes ont vu ce renversement de l’ordre naturel, ils ont redouté le mariage, comme un lien qui n’enchaînoit, pour ainsi dire, qu’eux seuls. Ils ont cherché des femmes qui sussent obéir & se charger des détails domestiques pour lesquels elles sont faites. Celui qui a trouvé une gouvernante intelligente & d’une humeur douce, vit en paix. Ce qui constitue le bien-être & la douceur de la vie, c’est un assemblage de petits soins toujours renouvellés, qui, pris en particulier, ne sont rien, & qui rassemblés, forment une suite d’agrémens. Ces légers offices entrent pour beaucoup dans le bonheur dont la base est le calme & le repos. Voilà pourquoi telle femme qui paroît laide & fastidieuse fait la félicité complete d’un homme qui la préfere à toute autre, parce que à chaque heure il voit naître un petit service qui produit un petit plaisir : or les petits plaisirs n’ont pas l’inconvénient des grands qui épuisent ; ils délectent & ne fatiguent pas.

L’homme de lettres valétudinaire, l’homme du monde qui se trouve seul, l’ecclésiastique que son état isole, se remettent entre les mains d’une gouvernante. Celle-ci, d’ordinaire souple & adroite, prend de l’ascendant sur l’esprit de son maître, qui paie par sa complaisance les bons offices qu’il en reçoit. Quelques-unes abusant de leurs droits ont amené leurs maîtres à les épouser ; d’autres ont dicté le testament, & ce n’est pas peu de chose que d’être la gouvernante d’un vieillard riche ; les neveux qui la détestent & la craignent lui font la cour, chacun d’eux sollicite ses recommandations ; l’oncle meurt, elle se retire avec une bonne rente & ses épargnes, & les laisse se disputer l’héritage.

Quand les loix ne peuvent plus servir de frein aux mœurs, elles doivent les suivre & changer peu à peu comme elles. Il y avoit autrefois des concubines qui formoient un état mixte ; il a été supprimé mal-à-propos ; il renaît, parce qu’il est nécessairement lié à une grande population. Il est impossible que le même contrat soit fait également pour tous les états, pour toutes les conditions. L’indissolubilité du mariage entraîne des inconvéniens sans nombre, & la séparation que les tribunaux établissent est plus dangereuse que le divorce, en ce qu’elle laisse deux êtres isolés. Tout enfin nécessite un changement dans cette partie de notre législation, pour l’intérêt de la religion & de l’état. Il ne dépend que du souverain de modifier à cet égard nos loix politiques.

En attendant jugeons avec équité : si ces femmes n’ont point de rang dans la société, le mépris ne doit pas être leur partage. Gardons ce sentiment pour les femmes livrées au vice, & accordons notre pitié & notre indulgence à celles que les circonstances ont amenées à un état qu’il est encore possible à elles d’ennoblir. Il ne faut point caresser le vice ; mais il ne faut pas décourager la foiblesse, ni la traiter comme le crime. Ne vaut-il pas mieux lui montrer qu’elle peut encore prétendre à l’estime des hommes & à l’estime d’elle-même, en effaçant sa faute par des vertus ? car la foiblesse n’étouffe pas les qualités de l’ame.

Plus d’une gouvernante a su se rendre estimable dans son emploi ; celle de Jean-Jacques Rousseau, devenue ensuite la femme de ce grand homme, avoit acheté le singulier ascendant qu’elle avoit sur lui par des soins infatigables, & une patience à toute épreuve. Seroit-ce donc que les hommes qui ont le génie en partage, sont destinés à être gouvernés par des femmes qui semblent n’avoir rien de commun avec eux ?

  1. En 1769, la tournelle criminelle du parlement de Paris prononça sur vingt-neuf procès pour crime de poison ou d’assassinats entre maris & femmes. Aucune concubine ne fut accusée de pareilles atrocités.