Tableau de Paris/463

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CHAPITRE CCCCLXIII.

Chanteurs publics.


Il y en a de deux sortes ; les uns lamentent de saints cantiques, les autres débitent des chansons gaillardes ; souvent ils ne sont qu’à quarante pas l’un de l’autre. L’un vous offre un scapulaire béni qui chasse le diable, peint en habit rouge dans son tableau avec la queue qui passe ; l’autre célebre la fameuse victoire remportée ; tout cela est mis au rang des miracles ; & les auditeurs debout, ont l’oreille partagée entre le sacré & le profane. On écoute & les tentations du diable (lequel s’est métamorphosé pour séduire un pauvre homme avec de l’or) & la chanson sur la valeur héroïque de tel général qui s’est battu en personne. Celui qui parle en faveur des choses saintes a les cheveux plats & l’air niais ; celui qui chante les batailles a l’air d’un luron, sa trogne est enluminée ; le grouppe est plus nombreux près de ce dernier, & ce contraste représente assez bien le petit nombre des élus & la foule des réprouvés.

La chanson joyeuse fait déserter l’auditoire du vendeur de scapulaires ; il reste seul sur son escabelle, montrant en vain avec sa baguette les cornes du démon tentateur, l’ennemi du genre humain. Chacun oublie le salut qu’il promet, pour courir à la chanson damnable. Le chanteur des réprouvés annonce le vin, la bonne chere & l’amour, célebre les attraits de Margot ; & la piece de deux sols qui balançoit entre le cantique & le vaudeville, hélas ! va tomber dans la poche du chantre mondain.

Tous deux crient à tue-tête, & affichent sur leurs tableaux, Par permission de monseigneur le lieutenant-général de police ; car tout charlatan le monseigneurise. Toutes ces permissions en son nom, gravées en grosses lettres, font croire au petit peuple que le lieutenant-général de police est le maître absolu de la ville, & que sa seule volonté y fait tout ; il n’apperçoit que ce ministre qui tient la verge, & les autres administrateurs n’existent pas pour lui ; il n’a point d’idée d’un ministere où l’exempt & l’inspecteur ne sont plus rien.

Ces cantiques, ces chansons, ces vaudevilles sont tous préalablement lus & approuvés par le censeur S***, qui fait lui-même des chansons & des couplets ; mais point aussi naïfs, aussi rians, aussi faciles que ceux que l’on chante quelquefois dans les rues : le censeur est inférieur au poëte.

Il y a encore les complaintes sur les pendus & les roués, que le peuple écoute la larme à l’œil, & qu’il achete avec empressement. Quand, par bonheur pour le poëte du Pont-Neuf, quelque personnage illustre monte sur l’échafaud, sa mort est rimée & chantée avec le violon. Ainsi à Paris tout est matiere à chanson ; & quiconque, maréchal de France ou pendu, n’a pas été chansonné, a beau faire, il demeurera inconnu au peuple. Je soutiens ici que Desrues dans les carrefours de la capitale est plus illustre que Voltaire.