Tableau de Paris/513

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CHAPITRE DXIII.

Portes des Spectacles.


En arrivant devant une salle de spectacle, vous appercevez une compagnie de gardes, fusil sur l’épaule.

Crispin & Arlequin ne paroissent jamais sur les planches, que préalablement des grenadiers, avec leur haut bonnet, n’aient occupé l’enceinte du théatre, où vont paroître les ris & les jeux. Ces soldats, qui accompagnent les productions de Racine & celles de M. Piis-Barré, font à quatre heures des évolutions militaires sur la place, comme s’ils alloient à l’ennemi. On les voit distinctement mettre la balle dans le fusil : voilà le prélude de la comédie. Cela n’est pas trop gai, avant une représentation du Bourgeois gentilhomme.

Si la piece est un peu courue, il faut avoir les côtes fort pressées avant d’obtenir un billet ; & tandis que les parterriens se battent, les comédiens sont sur un balcon & s’amusent du flux & reflux des oppressés qui leur apportent de quoi souper.

En-dedans, le fusilier vous range comme des oignons, vous fait asseoir, interpelle l’auditeur ventru, le chicane, veut que telle banquette contienne autant de derrieres, sans en avoir pris les proportions ; il impose silence à ceux qui crient qu’ils étouffent. Il faut écouter le bon Moliere sous la moustache d’un grenadier. Riez ou sanglottez trop fort : le grenadier qui ne rit point, qui ne pleure point, observe à quel degré monte votre expansive sensibilité.

Un major peu civil & mal coëffé, de seche figure, beaucoup plus ami des comédiens qu’il connoît que du parterre qui s’écoule, se courrouce quand on siffle ses amis. Il n’a qu’à faire un geste, & l’homme de goût, que le mauvais révolte, est soudain enlevé entre les deux hémistiches d’un vers Cornélien.

Il faut que ce major soit un grand connoisseur en littérature ; car il ne s’éleve pas un murmure qu’il ne prenne parti chaudement. La sentinelle lettrée, avec des cartouches en poche, est toujours de l’avis du major.

Le major examine jusqu’à quel point le siffleur qui paie a manqué de respect au comédien & à l’auteur. Quand il a bien pesé le délit de lese-comédie, alors il envoie en prison le criminel. Le commissaire (ceci est arrangé) confirme aveuglément le prononcé du docte major.

Et comment se fait-il qu’à Londres, sans gardes, sans major, le public s’arrange si bien au-dehors & au-dedans, observe un grand silence, n’interrompe point mal-à-propos, & qu’on n’y abuse point de l’extrême liberté ? C’est que la police du spectacle étant entre les mains du public même, elle n’en est que plus juste & plus respectée.

Mais cela seroit impossible à Paris ; il faut une garde pour les voitures qui accourent audacieusement, les cochers voulant rompre les rangs ; il en faut une pour l’ordre extérieur & intérieur. Le caractere du peuple l’exige ; il est accoutumé à sentir par-tout le frein & la bride ; il ne sauroit plus s’en passer.

S’il y a un peu de contrainte, le spectacle aussi n’est jamais troublé trop indécemment. L’amateur, curieux d’entendre Corneille, & qui ne veut pas être distrait par les bourrasques capricieuses de la multitude, jouit tranquillement, & son plaisir n’est pas altéré par des rumeurs désordonnées. L’insolence & l’audace seroient réprimées sur-le-champ. Quand le major de la garde est honnête & sensé, tout considéré, l’on ne peut qu’applaudir à la police des spectacles ; elle est nécessaire à Paris, autant qu’elle seroit superflue à Londres. Il faut savoir sacrifier ici une portion de sa liberté, pour jouir plus sûrement de l’autre.

On commence à envisager d’un œil plus tranquille les séditions théatrales, à moins gêner les arrêts du parterre, à lui laisser cette précieuse liberté, la seule qu’il réclame. Il faudroit lui abandonner pleinement & politiquement le droit d’approuver ou d’improuver à haute voix tel auteur & tel comédien. Nous y gagnerions tous, même en lui accordant une certaine licence, plutôt qu’en lui ôtant de sa liberté.

Ah ! monsieur le major, vous qui avez fait croiser sur ma poitrine deux fusils, lorsque je m’acheminois tranquillement pour aller prendre ma place au parquet de la comédie, place que j’avois bien acquise[1], laissez, de grace, le parterre & le paradis siffler amplement mes pieces & celles de mes confreres. Vous n’en battrez pas moins vigoureusement les ennemis de l’état, lorsque vous serez en leur présence.

  1. Cette anecdote tient à un procès connu, mais plus curieux dans ses détails ignorés. On en régalera un jour les oisifs qui s’occupent des fastes importans du théatre.