Tableau de Paris/533

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CHAPITRE DXXXIII.

Monsieur le Public.


Le public existe-t-il ? Qu’est-ce que le public ? Où est-il ? Par quel organe manifeste-t-il sa volonté ? Ne s’imagine-t-il pas souvent prononcer, quand il dédaigne ou bien quand il s’engoue ? Dites à un homme en place, le public désapprouve ; il répond : j’ai aussi mon public, lequel approuve, & je m’en tiens à celui-là. Un autre dit : le public, je le fais parler comme je veux ; il ne tient qu’à moi de lui donner telle ou telle impression. Et il dit vrai, du moins pour quelque tems.

Qu’est-ce donc que ce public, que l’auteur d’Acajou a traité avec un ton si cavalier ? Il manque d’un point de réunion ; & comme il ne peut jamais former à Paris une seule & même voix, c’est un composé indéfinissable.

Un peintre qui voudroit le représenter sous ses véritables traits, pourroit le peindre sous la figure d’un personnage en cheveux longs & en habit galonné, une calotte sur la tête & l’épée au côté, portant le manteau court & les talons rouges, tenant en main une canne à bec-à-corbin, ayant une épaulette, la croix à la boutonniere gauche & l’aumuce sur le bras droit. Vous voyez que ce monsieur doit raisonner à peu près comme il est vêtu.

Je citerai encore l’admirable production, trop peu lue, intitulée : le Charlatan, ou le docteur Sacroton, où l’on voit un tableau du public. Il consiste en différens mannequins de toutes sortes de grandeurs & de figures. Le charlatan s’en sert pour enhardir son éleve, qui tremble de débuter sur le Pont-Neuf. Il lui crie d’envisager ce public formidable tel qu’il est, & le disciple, convaincu que le public n’est qu’une assemblée de mannequins, parle & harangue hardiment.

Il est cependant un public ; mais ce n’est pas celui qui a la fureur de juger avant de comprendre. Du choc de toutes les opinions, il résulte un prononcé qui est la voix de la vérité & qui ne s’efface point. Mais ce public est peu nombreux ; il n’a ni chaleur, ni esprit de parti, ni précipitation ; il n’est point dans les anti-chambres des hommes en place ; & c’est de lui que madame de Sévigné a dit : le public n’est ni fou ni injuste ; ou comme le disoit une autre femme pleine d’esprit : c’est que la raison finit toujours par avoir raison.