Tableau de Paris/532

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CHAPITRE DXXXII.

Bureaux d’Esprit.


On appelle ainsi toute maison où la maîtresse affiche son goût pour la littérature, fait profession d’en parler, & se pique de s’y connoître. On ne voit plus guere aujourd’hui de ces sociétés que l’on citoit il y a quelque tems. Elles sont dissoutes, parce que le goût des lettres est répandu par-tout, & que le titre d’académicien ne donne pas plus d’esprit à l’individu qui le porte, qu’à la maison qu’il fréquente. On pense, on parle, & l’on raisonne sans ces directeurs de littérature ; elle est infiniment connue & cultivée dans toutes les classes.

Une femme est toujours dupe de vouloir régner autrement que par l’empire des graces ou par celui de la bonté. On peut tout feindre, excepté l’esprit des lettres. Quand on ne les cultive que par air ou comme une ressource, les difficultés naissent & offrent un écueil dangereux.

Qu’a fait une femme qui veut entrer subitement & comme actrice dans le sanctuaire des muses & de la philosophie ? Elle a lorgné, persifflé, minaudé, fait des nœuds & des riens ; elle a gâté son esprit dans une mer de futilités : elle n’a fait attention qu’au brillant, & s’est toujours arrêtée à la superficie. Elle s’aveugle elle-même ; cependant elle croit pouvoir décider d’un livre comme d’un pompon. La paresse de son esprit l’empêche d’examiner ; le peu d’énergie de son ame ne lui permet pas de saisir les traits marqués ; sa légéreté repose sur quelques détails, & ne peut embrasser le plan. Elle prononce comme elle sent, d’une maniere vague, incertaine & peu sûre.

Qu’elle ouvre sa porte à cet essaim d’auteurs qui, sans nom & sans talens, sont dix fois plus orgueilleux que les auteurs connus. Ils arrivent pour mettre à contribution son ton admiratif. Le satyrique vient chercher près d’elle des traits propres à la comédie. Elle siege sur son petit tribunal, où en jugeant elle est jugée la premiere. Obligée de louer ceux qui sont présens, les derniers venus se montrent jaloux. Alors la division se met dans la troupe ; elle veut concilier les mécontens, & des jugemens contradictoires sortent de sa bouche. L’aigreur devient acharnement ; elle auroit plus tôt pacifié les puissances belligérantes, que de réunir ces partis opposés.

Elle a voulu se rendre médiatrice, elle est chansonnée des deux côtés : ce qui est fort cruel, après avoir reçu tant de vers à sa louange. Elle reste enfin seule, forcée de protéger encore un auteur de la foire ou de l’opéra-comique, qui l’ennuie & qu’elle écoute pour ne pas paroître désœuvrée.

Les femmes distinguées ont renoncé à ce ridicule, encore en vogue il y a trente années, & l’ont laissé à quelques petites femmes d’académiciens, qui ont besoin de plâtrer la réputation de leurs maris, & qui sont curieuses aussi de juger par elles-mêmes du talent des jeunes auteurs. Les femmes sensées, qui sont étrangeres à toutes les prétentions de la gent académique, ne se livrent pas à un engouement particulier ; elles ne répetent point le jargon des jugeurs modernes, ne se perdent pas dans les pédantesques discussions du goût, & n’ont point la fureur de s’éloigner du bon sens pour courir après l’esprit.

On trouve donc aujourd’hui l’académie françoise dans beaucoup de maisons. Il n’est plus besoin d’aller au Louvre pour y entendre des vers & de la prose ; on en fait dans le monde tout aussi bien que les jurés beaux-esprits. Ils n’ont de plus que le ridicule de leurs prétentions exclusives.