Tableau de Paris/571

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CHAPITRE DLXXI.

Le Temple.


Les religieux Templiers, le plus ancien de tous les ordres militaires, ont été détruits par le pape Clément V & le barbare Philippe le Bel. Leur ancienne demeure est devenue un lieu privilégié, qui sert d’asyle aux débiteurs qui ne paient point.

C’est à qui n’acquittera pas ses dettes. L’un demande du tems, l’autre obtient un arrêt de surséance ; celui-ci un sauf-conduit. Il est des hommes habiles qui, connoissant le dédale des formes, sont naître des incidens, déclinent des jurisdictions, croisent des oppositions. Ceux qui ne connoissent pas cette ressource, se refugient dans l’enclos du Temple.

Là, l’exploit de l’huissier devient nul ; l’arrêt qui ordonne la prise de corps expire sur le seuil de la porte. Le débiteur peut entretenir ses créanciers sur ce même seuil, les saluer, leur prendre la main. S’il faisoit un pas de plus il seroit pris : on fait tout pour l’attirer au-dehors ; mais il n’a garde de tomber dans le piege.

Il paie cher une petite chambre étroite, toujours préférable à la prison. Du fond de cette retraite il arrange ses affaires ; il traite, il négocie. Si les créanciers sont intraitables, il reste dans l’asyle que lui ont ménagé les religieux Templiers, qui ne s’en doutoient guere.

Il n’y a point d’inconvénient à laisser subsister ce lieu privilégié, parce que les créanciers s’arrangent toujours beaucoup mieux avec le débiteur présent qu’avec le débiteur absent.

La visite des jurés des communautés n’a plus lieu dans le Temple ; toutes les professions y sont libres : en voici un exemple récent.

Un épicier ruiné ayant trouvé la recette d’une tisanne purgative & confortative, la débite aujourd’hui dans le Temple avec un prodigieux succès. Elle fait beaucoup de bien ; & le peuple, las du charlatanisme des médecins, des drogues empoisonnées des apothicaires, a trouvé dans cette tisanne un remede vraiment salutaire : du moins l’expérience confirme chaque jour sa bonté & son utilité générale.

Le débit de cette tisanne monte jusqu’à douze cents pintes par jour ; & comme l’efficace d’un remede n’est constatée que par l’expérience, tous les raisonnemens contre l’empirisme deviennent fautifs, quand l’empirisme guérit encore mieux que la médecine qui raisonne. Il se pourroit faire qu’il n’y eût au fond qu’une seule & même maladie, & qu’un seul remede conséquemment pût détruire le germe des maladies chroniques. La colere des guérisseurs de profession contre l’épicier chez qui tout Paris accourt, est une des choses qui m’ont le plus réjoui.

Il est bon qu’il y ait dans une grande ville un asyle ouvert aux victimes de cette foule de circonstances qui agitent si diversement la vie humaine ; il est bon que les petites tyrannies des corps qui immolent tout à leurs intérêts particuliers disparoissent, pour laisser à l’homme ou à l’art la liberté trop souvent ailleurs gênée & fatiguée.

Ainsi le terrein du Temple devient précieux. On parloit d’y établir un second théatre ; il serviroit à donner à l’art dramatique une plus grande étendue, & à détruire ce privilege incroyable qui a tué Melpomene & Thalie aux pieds de meilleurs les gentilshommes ordinaires de la chambre.

Monseigneur le duc d’Angoulême, fils de Monseigneur le comte d’Artois, frere du roi, est grand-prieur du Temple.

On enterre dans l’église du Temple tous les commandeurs & les chevaliers de l’ordre de Malthe qui meurent à Paris.

Ainsi les chevaliers de S. Jean de Jérusalem habitent la maison qu’occupoient les Templiers, dont la destruction forme dans notre histoire une époque qui exerce & qui trompe notre vive curiosité.