Tableau de Paris/577

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DLXXVII.

Hôtel des Enfans-trouvés.


On n’entre point dans l’hôpital des Enfans-trouvés sans ressentir une profonde émotion. Dans une grande salle sont plus de deux cents enfans nouveaux-nés, couchés dans de petits berceaux rangés sur deux files. Ces petites créatures innocentes, que la honte, la misere ou l’insensibilité ont conduites dans ce lieu de miséricorde, sont abandonnées de leurs parens. La charité va leur donner la premiere goutte de lait, & ils périroient sans la main qui les a recueillis. Est-il au monde un spectacle plus touchant !

À qui appartiennent ces enfans ? Le prince & le savetier, l’homme de génie & l’imbécille ont pu également les procréer. Là, à côté d’un enfant de J. J. Rousseau, dort peut-être celui de Cartouche ! Dans cette crêche où tous ces berceaux sont placés, le sang le plus noble est confondu avec le plus abject. Que d’idées cette vue fait naître !

Séparés à jamais du sein maternel, privés des tendres caresses, des soins vigilans d’une mere, ils ne recevront point d’elle ces premieres instructions qui se gravent dans l’ame en traits ineffaçables. Ils ne prononceront pas même ce nom sacré. Quand le destin leur souriroit un jour, quand la fortune les combleroit de ses dons, jamais ils n’embrasseront les genoux d’un pere. La maison paternelle, asyle du bonheur domestique, le devoir filial, si consolant à remplir ; tous ces liens si doux, qui nous attachent à la société dès notre naissance & nous disposent aux vertus, n’existent point pour eux. La société injuste les flétrit du nom de bâtards ; & pourtant qu’ont de commun ces enfans innocens avec le déréglement de ceux qui leur ont donné la vie ?

Huit mille enfans sont déposés chaque année dans cette maison. On les reçoit à toute heure, sans s’informer d’où ils viennent, & le lendemain ils sont emmenés à la campagne par des nourrices mercenaires, qui en prennent deux à la fois. Il en meurt à peu près la moitié dans les deux premieres années. Toutes ces foibles créatures, marquées en naissant du sceau de l’indigence, enveloppées de langes que la pitié a découpées d’un ciseau économe, sont destinées à une vie laborieuse & pénible. La charité active qui pourvoit à leur subsistance est encore impuissante ; le grand nombre épuise ses ressources. Quoiqu’abondantes, elles deviennent insuffisantes.

Pauvre enfant ! ce qui rend ton sort plus à plaindre, n’est point les travaux, la maladie, ni la mort ; la mort dans ton premier âge te seroit favorable. Mais pourras-tu échapper au danger d’une éducation négligée ? Tu n’auras pas dans ton enfance les leçons d’un pere dont la voix auroit fait germer les vertus dans ton ame. Eh, qui ne retient pas les leçons d’un pere ! Et ton ame dégradée par le malheur suivra peut-être l’abandon où tu es tombé.

Quelquefois de jeunes amans, près de devenir époux, vont ensemble tenir un de ces enfans sur les fonts de baptême, brûlant au fond de leurs cœurs, comme dit Rousseau, d’en donner autant à faire à d’autres. Cette cérémonie est pour eux d’un heureux augure, & la relation qu’ils contractent leur devient chere.

L’Hôtel-Dieu se trouve en face de l’hôpital des Enfans-trouvés : comme si l’on eût voulu montrer que ces malheureux enfans n’avoient qu’un pas à faire pour y entrer. L’imagination alors les voit croître & grandir, mais pour supporter pendant toute leur vie les rudes travaux qu’impose une société nombreuse. Elle les voit ensuite traverser la rue, & après avoir reçu là un berceau des mains de la charité, aller chercher à deux pas le grabat qu’elle leur accorde encore pour y expirer.

Non, je ne puis exprimer le sentiment pénible qui me saisit lorsque j’envisage ces bâtimens vis-à-vis l’un de l’autre. Pressé entre ces deux édifices, j’apperçois alors avec effroi tous les malheurs réservés à l’espece humaine.

En traversant ces salles où dorment dans la crêche tous ces enfans qui ne sentent pas encore leur infortune, en contemplant leur physionomie douce, gracieuse & touchante, une idée m’a frappé. Qu’il me soit permis de la proposer aux princes, aux grands, aux riches, à tous ceux enfin qui possedent un superflu considérable.

On a des manies puériles, vétilleuses, vicieuses ; & l’on n’en a point de vertueuses. Que d’argent pour des tableaux, des médailles, des bronzes, des fleurs, des coquilles, des oiseaux ! Comment ne se trouve-t-il point un amateur de l’enfance, de cet âge riant, aimable, qui fasse élever sous ses yeux des enfans abandonnés qu’il adopterait ? Tel homme a trente chevaux dans son écurie, qui pourroit, s’il en retranchoit six, voir croître autour de lui six enfans dont il seroit le bienfaiteur. Quelle fête pour un cœur sensible !

Quoi ! parmi tant d’hommes opulens, aucun n’a dit : j’éleverai de ces enfans qui n’ont point de parens ; je les adopterai. Vingt jolis garçons m’appelleront un jour leur pere : j’en ferai des citoyens ; un seul qui parviendra à la perfection d’un art quelconque, me récompensera de tous mes travaux.

Les passions ardentes, contrariées par les institutions sociales, ont peuplé ce séjour. « Ces enfans, (dit Shakespeare avec son énergie accoutumée) dans l’acte vigoureux & clandestin de la nature, ont reçu une substance plus abondante, & des élémens plus forts que n’en peut fournir un couple épuisé, qui va dans une couche insipide travailler sans plaisirs à la création d’une race d’avortons engendrés entre le sommeil & le réveil[1]. » Parmi tant d’individus, que de talens divers à cultiver ! que d’ames fortes à diriger au bien ! Il ne faudroit qu’un cœur pour payer vingt années de soins ; il ne faudroit qu’un homme de génie pour dédommager des frais d’éducation.

Il est bien étonnant que l’adoption connue chez les Romains, révérée par les sauvages, ne soit pas en usage parmi nous. La foule des nécessiteux augmentant chaque jour en proportion du nombre des riches, une loi qui établiroit l’adoption seroit sans doute une des plus utiles qu’on pût faire aujourd’hui en France. Le pere adoptif auroit tous les privileges de la paternité sans en avoir les chagrins ; il ouvriroit son ame à l’ame qu’il trouveroit sensible & reconnoissante ; & celui qui montreroit des inclinations vicieuses ne seroit plus son fils. L’enfant adopté perdroit totalement le nom de son pere & toute relation avec la source dont il sort.

Qui sait si l’histoire naturelle ne s’éclairciroit pas encore par cette loi bienfaisante ? Si l’homme n’est pas mieux connu, c’est que l’on n’a pas encore tenté les expériences suivies, qui tourneroient au profit des générations à venir. Qui sait si, en élevant de la même maniere vingt garçons nés le même jour & dans le même endroit, on ne parviendroit pas à quelque découverte neuve & importante ? & comme l’on distingue les vins généreux & les fruits savoureux de telle année, si l’on n’appercevroit pas de même des générations d’hommes plus actifs, plus éclairés, plus vigoureux les uns que les autres ?

J’ai eu occasion de remarquer que presque tous les hommes nés en 1742 avoient une teinte marquée de génie & de folie, mais ou la folie dominoit, tandis que les années antérieures & subséquentes offroient des hommes d’un sens plus rassis.

Je laisse à l’imagination le soin de développer ce que ce projet a de fécond ; je ne fais que l’indiquer, mais si je ne me trompe, j’apperçois dans cette loi une foule d’avantages pour la politique, la morale & l’histoire naturelle, qui doit servir plus que jamais à nous éclairer sur toutes les étranges modifications de la curieuse espece humaine.

  1. Le Roi Léar, acte I, scene VI.