Tableau de Paris/578

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CHAPITRE DLXXVIII.

Cabale


Quand les auteurs tombent, ils se plaignent de la cabale ; mais quand ils réussissent, c’est à leur propre mérite qu’ils attribuent le succès dans toute son étendue.

Autrefois il y avoit des cabales contre la piece : aujourd’hui il y en a pour. Si l’on est sifflé à la premiere représentation, on se releve à la seconde. L’arrêt du parterre inflexible est cassé deux jours après par un parterre bénévole, qui met une espece de gloire à ressusciter l’auteur.

La farce du Barbier de Séville tombe à plat à la premiere représentation. On juge la piece détestable ; l’auteur en appelle, le public revient, & la piece est jouée trente fois de suite.

Le cabaleur en chef, qui jadis ameutoit tout un parterre, n’existe plus. Ce rôle singulier, & que j’ai vu dans ma jeunesse, s’est effacé & ne figure plus dans nos spectacles. Il le forme bien quelques petits pelotons d’auteurs infortunés & envieux ; mais tous les accès de la jalousie ne font plus rien contre une piece qui recele de vraies beautés.

Il y a trois sortes de parterres ; celui des gens de lettres, qui ordinairement est trop sévere ; celui des gens du monde, qui n’a pas assez de sensibilité : c’est la troisieme portion du public qui sait apprécier l’auteur & le récompenser de ses efforts. Les auteurs de profession sont de mauvais juges, parce que leur maniere propre est trop inhérente à leur poétique. Ils veulent la perfection dans autrui, & ne la recherchent pas pour eux-mêmes.

L’histoire du parterre pourroit fournir une foule d’anecdotes curieuses, qui déceleroient le tour d’esprit de la nation.

Peu de pieces bonnes ou mauvaises, qui n’aient produit un bon mot, quelquefois plus fin & plus profond que l’ouvrage qui y avoit donné lieu.

De tout tems le parterre a été le siege des brigues & des partis les plus échauffés. On s’est disputé aussi vivement pour & contre la structure de quelques hémistiches, que pour l’exportation des grains & la guerre d’Amérique. Ces véhémentes discussions paroissent toujours incroyables à quelques hommes de sens, qui d’ailleurs aiment les vers & le théatre.

L’orgueil des auditeurs a toujours été aux prises avec la vanité de l’auteur. De ce conflit il en est résulté des scenes très-plaisantes, où le cœur humain ne s’est pas moins développé & montré nu, que dans les révolutions les plus sérieuses.

Le public veut que l’auteur soit modeste. Le plus habile est donc celui qui sait déguiser son amour-propre, & qui semble prêt à l’immoler devant son arrêt : alors sa déférence lui ménage le succès. Le public aime à commencer la réputation d’un auteur ; & puis quand elle est généralement établie, il se plaît à en retrancher. Il ne veut pas que l’arbre s’éleve trop haut, ni qu’il pousse ses branches en toute liberté ; il se réserve le droit du ciseau.

Quand un auteur voit jouer sa piece, tout au milieu de ses craintes, de ses alarmes, de ses frissons, il établit en lui-même un petit dialogue avec l’assemblée redoutable qui le juge. Ce moment inspirateur lui fait naître de singulieres idées ; mais il ne les produit point au-dehors : c’est là son secret.

Je crois que la partie qui gouverne dans un état, fait aussi ses petites réflexions mentales, & sourit en secret plus d’une fois ; car on ne sauroit dominer le troupeau de l’espece humaine, en quelque genre que ce soit, sans être tenté d’en rire : c’est un mouvement involontaire.

Auteurs & rois, vos idées particulieres sont plus rapprochées que vous ne pensez ; & votre coup-d’œil sur la masse des spectateurs, au moment où ils prononcent sur vous, a, si je ne me trompe, plus d’un rapport. Pourquoi ne conversez-vous pas plus fréquemment ensemble ? Vous pourriez vous communiquer des apperçus délicats, qui aideroient à savoir manier légérement la bride insensible qui mene le coursier ombrageux, mais docile ; car, pour en imposer à un parterre tumultueux & à une nation en effervescence, les moyens, du moins je l’imagine ainsi, sont à peu près les mêmes.

Que de rois sifflés sur le grand théatre, qui, avec des riens, auroient pu se faire applaudir à toute outrance !