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Tableau de Paris/588

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CHAPITRE DLXXXVIII.

Lettres de Cachet.


Je ne rechercherai point quand & comment elles ont commencé. Elles existent, qu’importe leur origine. Les nobles en reçoivent comme les roturiers. L’auteur d’une brochure se voit prisonnier par la même force qui arrêteroit un prince du sang dans son palais. L’auteur auroit-il bonne grace de se plaindre quand Son Altesse Royale obéit tout aussi promptement que lui ?

Clovis, Charlemagne, Hugues Capet n’ont point donné de lettres de cachet : cela est démontré. Louis XIV & Louis XV en ont distribué une belle quantité, & n’en soupoient pas moins de bon appétit. Cela n’est que trop vrai.

Blackstone les condamne ouvertement. Linguet, sorti de la Fosse-aux-lions, de la moderne Babylone, ne fera plus l’éloge des gouvernemens qui les distribuent. Il prouvera clairement que les lettres de cachet sont contraires au droit naturel ; que tout homme est né ici-bas avec l’entiere propriété de sa personne ; que le sieur Henri ne peut pas couper sa promenade légalement ; mais tous les livres possibles ne détacheront pas une seule pierre des crénaux de la Bastille, n’abaisseront pas les ponts-levis d’un demi-pouce, & n’ôteront pas une ligne à la longueur ni à l’épaisseur des verroux. Le geôlier ne lira pas l’ouvrage éloquent ou déclamateur ; il continuera ses fonctions silencieuses ; & le philosophe qui aura dit un peu trop haut qu’il n’y a rien de plus illégitime au monde que les lettres de cachet, en recevra une le lendemain. Trois cents mille hommes armés, cinq cents millions de revenu, voilà de quoi enfermer, je crois, toutes les éditions & tous les auteurs dans cent Bastilles différentes.

Ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’arrêté de la part de Sa Majesté, votre nom n’a pas toujours l’honneur de reposer dans sa mémoire. La petite estampille[1] vous a fait passer rapidement les guichets, & la signature de la main auguste, qu’on liroit avec respect, seroit du moins une consolation pour le pauvre prisonnier qui se diroit à lui-même : le roi de France sait que je suis ici ; sa volonté soit faite.

Mais cette petite estampille désœuvrée, qui dans un moment de mauvaise humeur peut se promener un dimanche matin à Versailles dans un certain cabinet sur des feuilles de papier, & qui vous arrête le lundi au lever de l’aurore, tandis que vous méditez une promenade restaurante, ô voilà ce qu’on ne sauroit digérer ! Or il faut avouer qu’on ne peut envisager qu’avec un peu d’effroi (quelque ferme que l’on soit) un estampilleur, d’ailleurs fort gracieux, point méchant ; mais qui, d’un coup de griffe alongé par distraction, peut vous faire plus de mal que tous les ongles crochus & pointus de certains animaux qui marchent sur la terre ou qui planent dans l’espace des airs.

Combien délivre-t-on de lettres de cachet année courante ? Je n’en ai point la liste, ce que je puis affirmer, c’est qu’on n’en accorde pas autant qu’on en demande : on en refuse. Pesez bien ce mot, cher lecteur, & dispensez-moi du dangereux commentaire.

Les prisons d’état sont désertes, en comparaison de ce qu’elles contenoient de prisonniers autrefois. Les atrocités, les privations barbares ou ridicules n’y ont plus lieu : enfin l’on revient d’une lettre de cachet européenne, & l’on ne revient pas du cordeau asiatique.

Le cardinal de Fleury a signé trente mille lettres de cachet dans l’affaire de la Bulle. On a reconnu que c’étoit un peu trop dans toute affaire quelconque. Les Jansénistes ne sont plus emprisonnés, & le trône de Pharamond ne paroît pas pour cela en grand danger.

Tant d’alarmes imaginaires ou gratuites ont beaucoup refroidi le zele des estampilleurs, qui apperçoivent aujourd’hui les objets avec plus de lumiere & de modération. Il faut leur en savoir gré.

Ces emprisonnemens arbitraires & indéfinis ne peuvent tomber, à tout prendre, que sur un très-petit nombre d’hommes ; c’est-à-dire, sur les agens publics & secrets des affaires d’état quand ils prévariquent, ou sur ceux dont la plume ou la langue est trop indiscrete. Sur dix mille hommes, neuf mille neuf cents quatre-vingt-dix ne sont pas dignes d’une lettre de cachet. Les trois quarts & demi des Parisiens ont plus peur d’un commissaire que d’un estampilleur.

Le tems n’est plus, il est vrai, où la vengeance & l’or commandoient ou achetoient des lettres de cachet ; où il y avoit un bureau ouvert à toutes les passions violentes, sourdes ou cupides, où l’on avoit le tarif des emprisonnemens. Ce tems que j’ai vu est absolument passé, Dieu soit loué !

La lettre de cachet enferme ou exile. L’exil est devenu depuis peu plus commun que l’emprisonnement ; c’est d’abord une économie pour l’état. Ensuite ne vaut-il pas mieux respirer l’air au fond d’une province, même dans le lieu le plus sauvage, que d’entendre le cri lugubre des serrures, sous la rude main des porte-clefs, plus terribles que les muets, en ce qu’ils ne proferent que des monosyllabes atterrans.

Le prisonnier d’état, seul avec son magination, son plus grand bourreau, envie le sort des porte-faix, des fiacres & des décrotteurs du Pont-Neuf, & si la voix glappissante d’un porteur-d’eau parvient jusqu’à son oreille, il voudroit avoir la sangle entre les deux épaules, monter deux sceaux en équilibre à un septieme étage par un escalier obscur & tortueux.

Ce doit être un grand supplice que cette inaction forcée ; & la solitude doit donner à toutes les idées que l’on enfante une couleur noire, plus désespérante encore que la perte de la liberté !

Mais tel qui déclame contre les lettres de cachet, qui les appelle abusives, tortionnaires, lorsque son neveu a commis un délit, qui va le livrer à la justice & l’exposer à la rigueur des loix, abandonne tout-à-coup ses propres principes. Que fait l’oncle ? Il va se jeter tout éperdu aux pieds du ministre ; il implore un ordre, pour dérober son neveu à la mort, à l’infamie. Heureux d’obtenir cette lettre qui sauvera sa famille du déshonneur !

Un autre a en main la preuve d’un forfait caché ; c’est sa femme qui en est l’auteur ; il ne peut publier le crime, sans flétrir six enfans innocens dont le nom est encore cher à la patrie. Le crime restera impuni, & la vie même du mari est en danger, si l’autorité ne vient promptement au secours. Les loix ordinaires ne peuvent rien ; la trahison est à son comble sans la main du pouvoir suprême. N’est-il pas du devoir du gouvernement de prévenir le danger & d’arrêter le coupable ?

Un pere se rend accusateur de son fils auprès du ministre ; c’est un vieillard déshonoré, si la justice qu’il implore est lente & contentieuse. N’a-t-on pas vu un écrivain, un philosophe, solliciter jusqu’à vingt lettres de cachet contre sa famille ? Sans un plus grand examen, il doit être par-là même le plus infortuné des hommes.

Mais quel tribunal humain ne prêtera l’oreille à la voix accusatrice d’un pere ? N’est-il pas un juge sacré ? Nos formes juridiques sont trop grossieres pour descendre dans le secret des familles ; & si elles sont dissoutes tout-à-coup par des passions non réfrénées, que deviendra l’état qu’il faut considérer comme un assemblage de plusieurs familles ? Les ministres (il ne faut point chicaner ici sur les mots) ne sont-ils pas aussi des juges ?

Dans les affaires d’état, dont les ramifications pénetrent & s’étendent de plusieurs côtés, qui descendent dans plusieurs conditions, se trouve un traître qui va vendre un secret important, qui va donner une clarté fatale. La nation est lésée, si la foudre ne l’atteint à propos. Les formes lentes des tribunaux, d’ailleurs si étrangers à ces faits, donneroient au coupable le tems de compléter son audace avec pleine impunité.

Toutes les lettres de cachet ne sont donc pas injustes ; il en est de nécessaires, même d’inévitables. Si le bien qu’elles ont produit étoit mis au grand jour, on jugerait de leur importante utilité dans certaines circonstances. Plus d’une fois l’autorité a purgé l’état & la société de monstres ténébreux, qui se flattoient que les loix civiles seroient impuissantes à leur égard.

Le mal, c’est qu’on les a trop employées pour des fautes indifférentes ou pardonnables, ou sur de faux apperçus. La lettre de cachet devrait être confédérée comme la foudre du redoutable Jupiter, faite pour terrasser les géans ambitieux ou téméraires, pour les ensevelir en un clin d’œil sous leurs rochers audacieux. Mais il est indigne, je crois, de la majesté de ses fleches foudroyantes, de tomber sur ces roseaux babillards, où le barbier a enfoui son souffle, pour soulager la démangeaison de sa langue intempérante.

Il est des délits d’une nature si particuliere, dans une constitution monarchique, qu’elle a besoin quelquefois de cette force coercitive, prompte & terrible. Heureux sans doute les gouvernemens dont toutes les parties sont tellement jointes, que la vigilance active de tous les citoyens supplée aux prisons d’état ! Mais ces gouvernemens ainsi organisés sont rares sur la face du globe.

Quand il n’y aura ni vengeance, ni surprise, ni petitesse dans la distribution des lettres de cachet ; que ce tonnerre, s’élançant à propos du sein du paisible Olympe, n’aura point l’air d’une misérable fusée qui vous blesse au hasard, cette foudre des rois absolus, ce témoignage de leur grand courroux retentira avec majesté à l’oreille des citoyens. Loin de redouter ces traits de force & de puissance, ils les regarderont comme la sauvegarde de l’état & du trône.

On ne sauroit détruire, hélas ! ce qui est fondu aujourd’hui & incorporé avec tout le reste. L’autorité qui s’éclaire & qui n’est plus inhumaine, rendons-lui pleinement justice, admet chaque jour des modifications ; elle a senti qu’il étoit de sa dignité & même de son intérêt d’effacer les anciens abus. Ils tomberont insensiblement, du moins tout le promet, tout l’annonce.

Le comique (car où n’est-il pas ?) se mêle au sérieux d’une lettre de cachet. La foudre qui va vous terrasser est dans la poche de l’exempt, personnage qui n’exerce pas sans plaisir ses fonctions redoutables. Il est orgueilleux en secret de la foudre qu’il porte ; il se croit l’oiseau de Jupiter : mais il marche à la maniere des serpens ; il se glisse, vous guette, se courbe devant vous, s’approche de votre oreille, & l’œil baissé, d’une voix flûtée, vous dit en ployant les épaules : je suis au désespoir, monsieur, mais j’ai un ordre, monsieur, qui vous arrête, monsieur, de par le Roi, monsieur. — Moi, monsieur ? — Vous-même, monsieur. Vous balancez un instant entre la colere & l’indignation, prêt à vomir toutes les imprécations… Vous ne voyez qu’un homme poli, révérencieux, honnête, qui s’incline, qui a la parole douce, les manieres civiles. Vous seriez le plus furieux des hommes, que vous voilà tout à-coup désarmé. Vous auriez des pistolets, que vous les tireriez en l’air & jamais contre l’exempt affable. Bientôt vous lui rendez ses révérences ; il s’établit même entre vous un combat de politesse & d’honnêteté. C’est une réciprocité de mots civils, de complimens, jusqu’à l’instant où les verroux retentissans vous séparent de l’homme poli qui va rendre compte de sa mission, & dont le métier, assez lucratif, est d’enfermer les gens avec toute la grace, la douceur & l’urbanité possibles.

  1. L’étranger ne manquera pas de demander qu’est-ce que l’estampille ? Je lui ôterois tout son plaisir, si j’allois lui expliquer tout de suite ce que c’est. Qu’il s’enquierre.