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Tableau de Paris/605

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CHAPITRE DCV.

De la guérison des maladies vénériennes à Bicêtre.


On reçoit aussi à Bicêtre les personnes des deux sexes qui sont infectés du virus vénérien, pourvu qu’ils apportent un billet du lieutenant de police, qui ne leur est accordé qu’après que leur maladie a été constatée par le chirurgien de l’Hôtel-Dieu. Le nombre de ces malades n’est point fixe ; on n’en reçoit qu’autant que les salles destinées à cet usage en peuvent contenir.

La cupidité qui rançonne tout, n’a point respecté les regles du fondateur. Un infirmier, qui s’est arrogé le nom de gouverneur, exige, dit-on, des malheureux qui viennent se faire traiter quarante-huit sols, sans lesquels, malgré leurs billets de la police, il leur refuse la porte. On comprend quelles doivent être les suites de cette inhumanité. On n’admet à-la-fois que cinquante femmes & autant d’hommes, à moins qu’on ne soit obligé, par la gravité des symptômes appellant des secours urgens, d’augmenter ce nombre. Il est bien petit pour le troupeau gangrené qui se presse en foule à la porte. Ces malheureux sont réduits à périr, ou plutôt à tomber en lambeaux par le cruel & invisible vautour qui ne cesse de les ronger ; leurs symptômes s’aggravent, deviennent effrayans ; l’œil recule épouvanté, & leur guérison devient plus difficile.

Que ceux qui ont dit que ce fléau avoit perdu de sa rage, qu’il n’offroit plus les horribles plaies qu’il étaloit lorsqu’il vint épouvanter l’Europe, que l’art avoir su enchaîner ce poison affreux & dévorant, viennent contempler les victimes de l’erreur, du tempérament ou du libertinage.

C’est ici que l’implacable Arimane a raffiné son génie mal-faisant. Il lui étoit impossible d’attaque l’espece humaine d’une maniere plus hideuse & plus cruelle : & c’est l’attrait immortel du plaisir qui a formé cette lepre, ces plaies, ces exostoses, cette gangrene, cette pourriture ; &, ce qu’il y a de plus horrible, l’ame & la raison existent encore au milieu de cette dissolution affreuse ; l’entendement est sain, quand tout le corps est rongé ; la douleur n’a plus qu’une voix languissante pour exprimer ses maux ! L’œil aguerri des chirurgiens se ferme d’horreur ; leur main tremble, leur corps frissonne. Dieu ! c’est par le portique de la volupté que l’homme est arrivé à cet amas inconcevable de maux que la plume ne sauroit décrire, & qui fait tressaillir tous les sens d’une impression douloureuse, même quand la mémoire, au bout de nombre d’années, vous en rappelle quelques images.

Il faut, pour se faire guérir dans ce lieu redoutable, être inscrit depuis huit à dix mois ; & souvent le tour de l’infortuné qui attend n’arrive pas encore.

Ainsi le virus fait tout à loisir des progrès. Cette suspension entre le mal & la guérison est si connue, & les aspirans sont si nombreux, que quelques libertins & plusieurs femmes prostituées ont souvent fait prendre une inspection avant que d’être attaqués d’aucun mal. Eh bien, moralistes, que direz-vous de ce trait ? Pesez-le, & puis montez en chaire.

Quelques peres de familles, aux froides remontrances des directeurs, aux sermons des prédicateurs, aux menaces de l’enfer, ont substitué tout à coup le spectacle répugnant du lieu où l’on traite les malheureux de l’un & de l’autre sexe, dans le pitoyable & déshonorant état de leurs honteuses maladies ; ils y ont conduit leurs enfans, dont les passions étoient trop vives ; ils ont attaché leurs regards sur ces écueils du jeune âge, pour modérer, s’il étoit possible, les fougues de leur tempérament. Ce moyen extrême a quelquefois réussi.

Eh ! qui traverseroit sans frémir la file de ces lits douloureux, où siegent des figures pâles & plombées ? La douleur leur commande une attitude presqu’immobile : tout mouvement est une douleur. Celle-ci, privés de l’organe de la parole, ne peut plus exprimer ses douleurs que par signes, ou par des sons inarticulés que le désespoir concentré accompagne. Celle-là, à la fleur de son âge, à moitié dévorée, offre tout-à-la-fois l’aspect de la beauté & l’horreur de la maladie : contraste plus frappant qu’une plaie universelle ; elle n’existe plus que pour souffrir, & son état est d’autant plus cruel que son jeune cœur est encore susceptible de remords. Plus loin la vengeance du ciel semble être descendue sur cette vieille prostituée, dont les crimes honteux sont accumulés dans les rides ; elle a encore ce regard atroce qui vend l’innocence. On voit sur son front repoussant une vie entiere consacrée aux trafics du libertinage. Ses longues souffrances ne peuvent attendrir ceux qui en sont les témoins. Le fléau rongeur, attaché à sa caduque vieillesse, semble enfin avoir trouvé son véritable trône.

Il me faudroit le pinceau du terrible Michel-Ange, qui faisoit saillir les muscles enflés par la douleur, ou irrités par l’accès du désespoir, pour bien tracer l’image de tous ces fronts où les vices enracinés & les tourmens vengeurs sont empreints ; mais là aussi sont les victimes que le jeune âge & l’indigence ont soumises aux accidens ; leur ame n’est pas encore corrompue, & leurs sens souffrent, comme si tous les désordres avoient accompagné les momens de leur existence. La pitié leur paie un tribut dans ce lieu d’horreur.

Par-tout ce poison inconnu détruit, ravage, imprime les marques de son cours affreux ; il mange les chairs, corrode les os, détruit, comme une lime sourde & active, tous les organes de la sensibilité, & le corps vivant dans cet horrible état est cent fois plus hideux que le cadavre enveloppé de tous les vers, enfans de la putréfaction. Car si cette masse des tombeaux est putride, on sent du moins qu’elle est calme, & l’on n’en entend point sortir le cri lent & prolongé de la douleur aiguë, comme de ces fantômes livides, couverts de plaies vives… C’est assez ; fuyons de ce Tartare.

La méthode des frictions est la seule qui soit usitée à Bicêtre. Mais combien entraîne-t-elle d’inconvéniens ? Est-il possible que l’art, après tant de tentatives, ne soit pas plus avancé ?