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Tableau de Paris/606

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CHAPITRE DCVI.

La Saint-Louis.


Le jour de la Saint-Louis, on ouvre au petit peuple la promenade des Tuileries & des autres jardins royaux. Il y fait toujours quelques dégâts, parce qu’il n’y entre que ce jour-là. S’il en avoit la possession toute l’année, il ne songeroit pas à mal faire. Il court aussi à Versailles, parce que le château lui est ouvert. Il est stupéfait de l’air de magnificence qui y regne ; il n’imagine pas qu’il a payé tout cela.

On voit dans les appartemens le peuple mal vêtu qui remplace les courtisans. Il a peur de fouler le parquet. En entrant, il prend le sallon d’Hercule pour la chambre du roi, & regarde extasié cette longue file d’appartemens dorés. Les Suisses rient de voir l’artisan ébahi considérer, le col tendu, les plafonds & se mirer aux glaces. Ces Suisses prennent le peuple Parisien pour un peuple étranger, accoutumés qu’ils sont à ne voir toute l’année que de beaux habits & des dentelles.

Ce jour est la fête des arts ; les académies ouvrent leurs salles ; on donne des prix au poëte, à l’orateur, au peintre, au sculpteur, à l’architecte. Le matin on récite de tous côtés des panégyriques du roi canonisé, qui sont des tours de force oratoire & des chefs-d’œuvres de bavardage. On en a débité plus de soixante mille en France, remplis des mensonges les plus impertinens.

L’assemblée des quarante immortels se tient le soir au Louvre. Les femmes se sont avisées depuis quinze ans de venir en foule à cette assemblée ; ce qu’elles n’osoient auparavant. Elles veulent entendre ce qui se lira à l’académie ; car les femmes, tout en menant la vie la plus dissipée, prétendent à juger la littérature, même en dernier ressort.

Le lecteur a toujours soin de glisser dans sa composition quelque chose de flatteur pour elles. Mais la phrase du bel-esprit-galant sent le placage.

Les femmes de qualité, mêlées ce jour-là avec tous les beaux-esprits accourus en foule, assiegent l’académie & se passent de dîner. Il y a peu de place, parce que le local est étroit. Tant mieux, les académiciens qui se souviennent d’avoir prêché dans le désert, ne renonceront pas à ce qu’on dise dans le monde : On ne sauroit entrer à l’académie. Plus on se plaint, plus ils jouissent. On lit des vers, on lit de la prose, & les juges orgueilleux sont jugés à leur tour.

Si le plafond s’abymoit ce jour-là, il n’y auroit plus d’écrivains à Paris. Adieu la race bruyante des beaux-esprits. Si un barbare, ennemi des lettres vouloit faire une Saint-Barthélemi d’auteurs, il pourroit, avec avantage, saisir ce jour académique. Dieu ! le sang opposé des poëtes tragiques & comiques, mêlé ensemble, coulant à grands flots & se confondant avec celui des romanciers, des orateurs & des historiens ; le poëte épique tombant sur le chansonnier ; le versificateur mourant pardonnant au prosateur ; l’académicien égorgé à côté du journaliste qui crieroit, je ne suis point auteur ! les plus intrépides n’abandonnant point le fauteuil, à l’exemple de ces anciens sénateurs Romains qui attendirent la mort dans leurs chaires curules, tandis que le secretaire, déclamant contre cette barbarie, leur citeroit quelques passages de Tacite… Quel chapitre pour l’histoire ! quelle désastreuse époque !… Mais je m’apperçois que ce tableau, quoique chimérique, n’en fait pas moins frémir le prêtre, le financier, le courtisan, ces amis des lettres & de la philosophie. Épargnons-leur des images qui offensent leur profonde sensibilité.

M. d’Alembert est heureux le jour de la Saint-Louis ; il va, il vient, il ouvre les tribunes, il commande aux Suisses, il a sous ses ordres deux abbés panégyristes ; il place les dames à panaches, il préside les quarante immortels. Assis enfin au haut de la longue table que couvre un tapis verd, il ouvre la séance & distribue des prospectus, puis il donne la médaille immortalisante à son protégé, qui deviendra un petit ingrat.

Il lit ensuite un éloge par fois malin, où il a semé de petites vérités modestes, avec une prudence, un sel, un enjouement qui divertissent l’assemblée. Il ne dit presque rien ; mais on voit ce qu’il voudroit dire ; on l’entend dans ses petites allusions, & l’on bat des mains. Tout cela ne signifiera absolument rien dans vingt ans. Mais, où parle-t-il ? Au Louvre. M. d’Alembert est le courtisan de la vérité ; il l’aime, il lui fait des mines, quelquefois des grimaces ; mais le mauvais goût académique est cause qu’il lui tient un langage toujours trop apprêté.

Il est des académiciens qui ne lisent jamais, & on doit leur en savoir gré.

Ce qui prouve qu’il n’y a plus de poésie parmi nous, fit qu’il ne faut point en attendre, ce sont les vers qu’on y lit depuis dix ans. Dieu nous garde de la poésie de l’académie françoise ; elle va toujours en déclinant, & voilà où aboutit le ton préceptoral que quelques-uns de ses membres ont eu la confiance de prendre.

Quand l’académie françoise a prononcé ses arrêts, le public, comme de raison, s’avance pour juger l’académie elle-même ; & c’est alors un beau train dans les cafés d’alentour.

On examine de nouveau les pieces du concours ; & les disputes vives qu’enfantent les débats élevés à ce sujet, sont curieuses pour l’observateur, en ce qu’elles lui donnent une idée de la chaleur singuliere avec laquelle chaque homme défend par persuasion ou par entêtement l’opinion la plus indifférente.

L’académie françoise a décidé d’avance que tous les ouvrages de son crû seroient réputés des morceaux de goût ; elle l’a tant dit & répété, qu’on pourroit croire qu’elle est vraiment persuadée de ce qu’elle avance. Faut-il la troubler, lui ôter une illusion si douce ? Non, laissons-lui cette jouissance innocente.

On donne le soir au peuple dans le jardin des Tuileries, à l’entrée de la nuit, un grand charivari, qu’on appelle concert. C’est toujours l’ancienne musique qu’on exécute ; on fait bien, car personne n’écoute. Mais c’est un des plus singuliers tableaux & des plus animés que celui qu’offre tout ce peuple immense rassemblé, sur-tout quand il y a clair de lune. C’est une fête demi-nocturne, que les femmes aiment de prédilection. Elles montent toutes sur des chaises, leurs amans à leurs pieds ; ce qui varie le spectacle & le rend nouveau, pittoresque, curieux. L’oreille s’ouvre à la galanterie qui la touche beaucoup plus que les airs de feu Rameau. Cette confusion d’états, de personnes & de physionomies donne aux Tuileries un aspect unique. Elles peuvent contenir alors environ deux cents mille ames.