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Tableau de Paris/607

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CHAPITRE DCVII.

Triomphe de Voltaire. Jeannot.


Lauteur de la Pucelle, au fond de sa retraite, brûloit du desir de revoir la capitale, parce que dans cette ville il y avoit un théatre, & qu’il avoit une tragédie à faire applaudir du parterre.

Tout le monde vouloit voir le poëte seigneur de Ferney. L’étranger qui avoit voyagé ne pouvoit revenir dans sa patrie sans dire, je l’ai vu. L’auteur se déroboit le plus qu’il pouvoit aux importuns ; il se cachoit, il crioit qu’il étoit mort : mais il se montroit bien vite pour tout homme titré, ou qui venoit lui apporter des hommages.

Tandis qu’une curiosité épidémique s’empressoit à contempler sa figure, comme si l’ame d’un écrivain n’étoit pas encore plus dans ses ouvrages que sur sa physionomie, l’empereur seul trompa son attente, en passant au pied du château de Ferney sans daigner s’arrêter, & ne voulant pas voir celui que chacun vouloit avoir vu. Ce dédain blessa la vanité de l’écrivain.

Arrivé à Paris, la secte encyclopédique arrangea son triomphe. Elle saisit l’occasion de prouver que le nom d’un auteur pouvoit rivaliser avec les plus grands noms. C’était le moment d’opposer à l’orgueil fondé sur des armoiries, l’orgueil peut-être plus légitime qui tient aux travaux & aux succès de l’esprit.

On prépara à loisir l’impromptu solemnel auquel tout le public averti devoit assister. La secte encyclopédique mettoit ainsi la cour dans l’alternative d’être témoin de ce triomphe, ou de l’interdire : ce qui eût été un triomphe encore plus complet. On laissa faire la secte, quoique plusieurs grands & tous les prêtres murmurassent beaucoup de voir un roturier & un incrédule l’objet des attentions & des acclamations publiques. Les nains de la littérature venoient, lettre en poche, lui dire, vous m’avez loué ; & le vieillard avoit oublié leurs noms & tous les brevets d’immortalité dont il n’étoit pas avare.

Les ennemis & les rivaux furent percés d’un glaive de douleur ; mais la secte qui n’existoit que par son chef, & qui se couvroit de ce grand nom, ordonna le couronnement.

On ne vit pas sans intérêt un vieillard qui s’étoit attiré tant de sortes d’adversaires, jouir avec sécurité de sa renommée orageuse, & offrir un front qui n’avoit pas succombé à tant de traverses & à de si longs travaux. Il sembloit triompher en ce moment & de la haine sacerdotale, & de l’envie littéraire. C’étoit en effet un prodige que ce chêne échappé aux coups de la foudre, qui depuis un demi-siecle menaçoit d’embraser sa cime.

Ce vieillard, trop fidele à l’art qu’il avoit cultivé, ne songeoit nuit & jour qu’à sa chere tragédie d’Irene ; & ce qui le flattoit, c’étoit de la voir représenter. Il rapportoit là tous ses desirs & toutes ses idées. Le quarré du parterre, voilà ce qui l’intéressoit le plus dans l’immense capitale, absolument changée depuis son départ. Il n’y vit rien, ne songea à y rien voir ; il n’y vécut que pour des comédiens, qu’il fatiguoit en voulant leur donner des leçons de déclamation.

Les visites & les louanges, auxquelles son amour-propre voulut riposter, userent bientôt ses forces ; sa carriere fut abrégée par ses bons amis, & l’apothéose tua le poëte.

Ce fameux couronnement ne fut qu’une farce aux yeux des gens sensés. Qui posa ces couronnes de laurier sur le buste, en face de l’original ? Des mains d’actrices & de comédiens. Une comédienne soubrette s’émancipa même jusqu’à caresser & flatter de la main en plein théatre le buste triomphant de l’auteur ; mais le public, qui s’étoit imaginé qu’on vouloir persécuter son poëte, redoubloit d’enthousiasme, comme pour le prendre sous sa protection ; & cet enthousiasme ne lui permit pas de voir ce que cette facétie avoir d’incohérent & d’étrange.

Les encyclopédistes, cachés dans un coin, croyoient voir rejaillir sur eux une partie des applaudissemens. Le poëtereau, disciple du grand poëte, ayant fait aussi une tragédie, s’imaginoit que les lauriers du couronnement devenoient fraternels, & s’étendoient jusques sur sa tête. Enfin, les philosophes académiciens, en portant ce Pharamond sur le pavois, vouloient insinuer qu’ils avoient consenti à rompre l’égalité, mais en faveur des circonstances & pour l’exemple. Ces honneurs indiscrets qui lui furent rendus de son vivant, le priverent des honneurs funebres, ou plutôt, après avoir accordé à la secte encyclopédique son petit divertissement, on ne voulut pas refuser au clergé le sien, on tint la balance égale. Il valoit mieux, après tout, faire tomber la persécution sur le cadavre que sur l’homme, & tout étoit concilié par ce moyen.

Il fut ordonné que, sans pompe, & sans funérailles, son corps sortiroit de Paris pour aller chercher au hasard un tombeau sur la route. On vit pour la premiere fois un mort prendre la poste pour se faire enterrer. Après le couronnement, on redoutait la solemnité du convoi ; la foule des assistans n’eût pas manqué d’observer le cercueil de Voltaire, environné de prêtres catholiques, portant un cierge béni, & disant la messe sur son corps pour le repos de son ame. On ne voulut pas de cette seconde représentation.

Soit qu’on se fût repenti d’avoir permis le bizarre couronnement, soit toute autre raison, on poussa tout-à-coup la sévérité jusqu’à interdire aux journaux l’annonce de sa mort. On ne vouloit pas qu’il fût dit qu’il avoit rendu les derniers soupirs dans la capitale, lieu de sa naissance. La même défense s’étendit sur J. J. Rousseau, lorsqu’il décéda à Ermenonville, deux mois après Voltaire. La célébrité de ces deux hommes, dont les noms étoient universellement connus, & la rumeur que leur décès occasionna, piquerent sans doute l’orgueil des rangs, puisqu’il eut recours à des moyens aussi petits, & que la postérité sans doute aura peine à croire.

Il falloit tout uniment laisser faire Jeannot, dont la réputation commençoit à poindre. Jeannot fut le vrai successeur de Voltaire ; Jeannot tout seul eût appaisé la fermentation, & rétabli l’équilibre dans tous les esprits.

Trois mois après le triomphe de Voltaire, le Parisien oubliant les trente-neuf académiciens qui restoient, accueillit ce Jeannot avec le même enthousiasme. Il représentoit dans une farce qui, plus heureuse qu’Irene, n’eut depuis que cinq cents représentations. L’idiôme de la derniere classe du peuple s’y trouvoit exprimé au naturel ; & le jeu naïf de l’acteur, son accent sûr, formoient un tableau qui, dans sa bassesse, avoit un mérite extrêmement rare sur la scene françoise : la parfaite vérité.

Pourquoi n’a-t-on pas enterré Voltaire ? Cette question a été bien vîte étouffée, par ces mots plus fameux encore : c’en est, ce n’en est pas ; tirés de la parade dont je viens de parler.

Ces mots ont fait une fortune incroyable ; on les a prononcés dans les meilleures sociétés, & aux meilleures tables. On n’a entendu pendant six mois que ces mots, pris & reçus, dans tous les sens possibles, & commentés avec tout l’esprit dont le Parisien assaisonne les nouveautés.

Enfin, on a modelé Jeannot en porcelaine, ainsi que Voltaire. On trouve aujourd’hui l’acteur forain sur toutes les cheminées, faisant pendant au Préville ; & pourquoi ne fraterniseroient-ils pas ?

Il est donc prouvé qu’il n’est pas besoin de persécuter un vivant, ni même un mort. Quand il s’élevera quelque Voltaire, il y aura toujours quelque Jeannot à lui opposer. Si la foule trop nombreuse environne tel homme monté sur un tréteau & commence à s’échauffer un peu plus qu’il ne faut, voulez-vous disperser cette foule sans violence ? Établissez à trente pas un autre tréteau ; le premier orateur verra son auditoire se dissoudre, & jetera sa parole au vent.

Depuis le triomphe de Voltaire, la secte encyclopédique ne bat plus que d’une aîle. En ramassant toutes les forces de son génie, elle ne peut pas faire une fugitive de Voltaire, pas même une de ses tragédies. Ô que deviendra-t-elle ! Bien fol, bien repentant, je crois, qui s’est enrôlé sous ses drapeaux : voilà le régiment qui n’a guere marchoit d’un air superbe, le voilà licencié par Apollon, & devenu étranger aux neuf Muses.