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Tableau de Paris/655

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CHAPITRE DCLV.

Rime.


La rimaillerie ne passe point de modes ; les cafés sont les endroits contagieux où des poëtereaux s’entichent réciproquement de cette puérilité. Il n’y a rien ensuite de plus ridicule que la maniere dont le Mercure annonce un concours académique. Le phrasier, au sujet de quelque rimaillerie, parle de la Grece, des jeux olympiques, de la couronne flottante ; & des mirmidons s’imaginent bonnement qu’une médaille est de la gloire, & voilà leur cerveau gâté pour une majeure portion de leur vie. On ne voit que rimailleurs qui s’entre-dévorent pour des hémistiches. Rien de plus dangereux que ces prix de poësie. Le gouvernement devroit les interdire. La moitié des jeunes gens fainéantisent, en disant qu’ils travaillent pour l’académie.

Tous nos poëtes regardent la rime comme partie intégrante de la poésie ; elle en est le ridicule & le fléau. Il est devenu impossible d’enfanter un long ouvrage, sans se briser sur l’écueil.

Cette rime tyrannique, cette ritournelle de consonnances, ce tintement puéril, font perdre à la langue sa netteté, sa précision, sa flexibilité même. Cette coupe gênante étrangle les pensées, & par-là le style devient uniforme & haché. Nulle rondeur, nulle plénitude, nulle majesté. La prose la plus commune a un caractere plus libre, & plaît davantage à tout homme sensé. Il faut être Maniaque ou un Voltaire pour faire des vers françois passé vingt-huit ans, lorsqu’ils sont si peu lus.

Je plains fort cette foule de jeunes gens qui s’adonnent à la rime ; ils négligent tout le reste pour posséder leur Richelet ; ils veulent mettre en vers tous les poëtes anciens : ce qui annonce d’abord un défaut de jugement. Ils se tourmentent en pure perte. Plein de compassion pour les tortures qu’ils éprouvent, j’admire en pitié leurs peines infructueuses.

Nos voisins se sont dérobés à ce joug barbare, que nous nous sommes stupidement imposé ; & la poésie a commencé à naître parmi eux.

Il me sembleroit bien digne du siecle présent, de secouer le joug de la rime. Nos chefs-d’œuvres dramatiques me paroissent gâtés par ce faux agrément que l’habitude soutient encore, tandis que nous gagnerons beaucoup à être affranchis de cesse insupportable monotonie.

Les ouvrages en vers ont beau trébucher les uns sur les autres, preuve frappante du dégoût universel, la satiété ne corrige point les malheureux rimeurs ; ils s’obstinent à mettre en vers alexandrins, lourds & pesans, Rompson, Zacharie, Gesner, Buffon ; & puis ils appellent poëme un salmigondis poétique, qui donne à tout un public une indigestion de vers pour dix années.

On n’imagine pas combien la rime coûte à la pensée, même dans nos plus grands poëtes. On conçoit dans une piece de théatre un sentiment profond ; on ne trouve pas de rime, il s’en présente une pour exprimer un idée ordinaire. On s’y refuse d’abord ; on s’échauffe la tête pour ralonger, raccourcir, tourner, retourner sa phrase ; on torture son cerveau : l’inflexible langue ne présente aucun tour que la rebelle rime ne répudie. Celle qui s’ajuste au trait léger, est employée, & le personnage qui alloit avoir une physionomie burinée, n’offrira qu’une figure sans caractere.

La rime rend souvent Corneille diffus, embarrassé, inintelligible ; elle gâte plusieurs morceaux pleins de verve & d’élévation. Racine me paroît constamment caché derriere ses personnages, & habile à leur insinuer son langage harmonieux. J’entends sa flûte douce qui cadence des périodes arrondies, même dans le tumulte effréné des passions. Je ne perds jamais de vue le poëte ; & quand Monime, formant le projet de s’étrangler, apostrophe le tissu fatal, j’oublie presque cette situation touchante, douloureuse, pour admirer des vers qui sont le dernier terme de la recherche & de l’art. Ce morceau est supérieurement écrit ; mais il est trop beau, puisqu’il me montre plus Racine que la plaintive & désolée Monime.

M. de Voltaire devient épique dans son Œdipe, dans son Alzire, dans sa Sémiramis, dans sa premiere scene d’Orosmane ; entraîné qu’il est par cette pompe d’élocution qui enleve les battemens de main du parterre. Ses confidens sont quelquefois chargés de ses plus beaux vers, parce qu’il aime à se faire voir ; mais dès que le vers fait admirer le poëte, le vers tue à coup sur le personnage. Et que devient l’illusion ?

On chérira encore cette beauté conventionnelle qui détruit des beautés plus vives, plus précieuses & plus naturelles. Le Parisien sera soumis à ce bizarre préjugé encore quelque tems ; mais enfin, lorsqu’en se rapprochant de la simplicité & de la nature il aura senti le charme de la vérité naïve, il verra que le vers sur la scene n’est qu’un faux ornement qui tend à corrompre l’esprit, lorsqu’il faut être tout entier au sentiment & à l’image. Et la rime sera abandonnée aux chansons & aux vaudevilles, pour qui seuls elle semble faite.

Notez que tous ces rimeurs sont absolument dépourvus de toute invention ; ils sont incapables de faire un roman médiocre.

Or, je n’ai pas bonne opinion de tout auteur qui, dans sa jeunesse, n’a pas fait un roman ; il annonce par là même une sécheresse d’imagination & une sorte de stérilité, car pour former un roman, il faut de l’esprit, de l’usage du monde, la connoissance des passions, & les versificateurs, nivelant des mots, n’ont rien de tout cela.

Un écrivain qui n’a pas su faire un roman, me paroît n’être point entré dans la carriere des lettres par l’impulsion du génie. Ces ouvrages rimés reproduisent les mêmes tours, les mêmes idées ; & rien de plus rare qu’un auteur original. Tel qui n’a fait que de mauvaises tragédies, incapable de composer cent pages de la couleur des écrits de Rétif de la Brétonne, aura l’insolence de se croire supérieur à lui, tandis qu’il n’est pas son égal ; il répétera la médiocrité orgueilleuse, sans songer qu’il prononce sa condamnation.

Aussi que font ces rimailleurs ? Ambitionnant d’abord de travailler au Mercure, ils s’enrôlent sous les drapeaux d’une petite secte ; & dès ce moment, ils blâment tout ce qu’elle blâme, & ne louent que ce qu’elle loue. Ils forment un petit bataillon littéraire, par cet instinct que les esprits médiocres & subalternes ont à faire ligue offensive & défensive. En applaudissant au petit chef qu’ils ont choisi, ils pensent applaudir à eux-mêmes, ils se rendent tracassiers & méchans pour lui plaire, en attendant qu’ils le détrônent.