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Tableau de Paris/654

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CHAPITRE DCLIV[1].

Désespoir.


Qui entre chez moi le visage pâle, abattu, se frappant le front avec le poing ? C’est le même homme que j’ai vu la veille tranquille, serein, ne redoutant ni le présent ni l’avenir. Concentré dans ses jouissances personnelles, il s’écrie : je suis ruiné ! Hier j’avois du pain, je n’en ai plus aujourd’hui. J’ai écouté une voix qui m’a dit : que vous importent vos freres, vos neveux, vos parens, vos amis ; venez chez moi ; déshéritez vos proches, & vous aurez onze pour cent sur votre tête. J’ai écouté cette voix insidieuse, j’ai répété : que m’importent mes freres, mes neveux, mes parens, mes amis ; j’aurai onze pour cent sur ma tête ; je l’ai suivi chez un notaire, & j’ai déshérité mes proches. Mais je suis puni ; la banqueroute de l’emprunteur est déclarée, & aucun huissier ne peut l’arrêter. Que vais-je faire à présent ? Je ne sais que souper en ville, aller au spectacle & signer une quittance quatre fois l’année. Quel conseil me donnez-vous ? Pourquoi ne m’avez-vous pas averti que l’emprunteur pourroit manquer ? Quelles loix irai-je implorer ? Quels tribunaux me rendront mon argent ? Encore si l’on emprisonnoit toute la maison & qu’on la vendît à l’encan, bêtes & gens, & jusqu’au singe…

Il marche à grands pas. Heureux, s’écrie-t-il, ceux qui n’ont pas un sol de rentes viageres ! Lorsqu’il a bien exhalé sa fureur, il dit qu’il va s’ensevelir dans le fond d’une province, & quitter cette indigne capitale, où les gens vous persuadent de déshériter vos parens, pour s’appliquer à eux-mêmes tout l’héritage ; où après avoir placé toute sa fortune pour doubler l’intérêt de son argent, on se voit condamné un beau jour, malgré le contrat en parchemin, à travailler lorsqu’on s’étoit si bien arrangé pour vivre uniquement pour soi, & passer le reste de ses jours dans une commode oisiveté.

Ainsi l’égoïsme qui se croit éclairé, s’aveugle & se punit lui-même, & la banqueroute devient un excellent avis.

Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.

  1. Erratum : Le chap. DCLIV doit précéder les chap. DCLII & DCLIII.