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Tableau de Paris/694

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CHAPITRE DCXCIV.

Maître des Requêtes.


Les maîtres des requêtes sont les pépinières des intendans ou commissaires départis ; ils sont rapporteurs-nés de toutes les affaires qui se jugent à la cour, soit au conseil privé, soit au conseil des finances ou des dépêches. Ils sont aujourd’hui quatre-vingts, de neuf qu’ils étoient sous François Ier ; mais il est question de les réduire.

Les maîtres des requêtes visent à être intendans : un intendant est un vice-roi ; mais ce qu’il y a quelquefois de plus heureux, c’est qu’il contre-balance à propos le commandeur des troupes. Point de milieu : il fait à une province ou le plus grand bien, ou le plus grand mal. C’est l’homme qui rend la place utile ou dangereuse.

Ce poste sera toujours glorieux pour un vrai citoyen, & plusieurs s’y sont distingués de manière à mériter les bénédictions & les regrets du peuple. Pourquoi cet éloge ne peut-il s’étendre qu’au petit nombre d’entre eux ?

Dès qu’un maître des requêtes est intendant, il cherche un secrétaire, un travailleur, afin de se tranquilliser, tandis que le soudoyé fera la grosse besogne. Le secrétaire surchargé d’affaires, n’en approfondit aucune, & les expédie à la légère.

Il y a le secrétaire de l’intendant & celui de l’intendance. Ce dernier est comme le premier commis, le secrétaire d’ambassade. La plupart des intendans vivent à Paris ; & ce qui est curieusement remarquable, les affaires vont tout aussi bien que s’ils restoient à leur intendance.

Un intendant, dès qu’il est nommé, se rend dans sa généralité ; car il faut bien qu’il aille recevoir les complimens, les révérences de tous les corps de la province. Le nouvel intendant jouit d’un plaisir secret & bien vif, en voyant la noblesse de province venir lui faire la cour ; il se divertit à augmenter la capitation des nobles & autres gens qui lui déplaisent. N’est-ce pas un joli privilége que celui de pouvoir augmenter & diminuer arbitrairement la capitation ?

L’intendant fait ensuite sa tournée dans sa généralité, & en parle dans les cercles comme d’une besogne très-importante, & d’une corvée non moins fatigante.

Il s’agiroit de connoître les besoins & les ressources de chaque élection, de chaque ville, bourg, village, de chaque famille. Il s’agiroit de connoître l’étendue du commerce, l’industrie, l’état des chemins. C’est ici que le microscope auroit son effet pour la diminution des misères publiques : mais, quoi ! on ne peut tout au plus s’absenter qu’un mois de Paris.

Ce travail si vanté devient une partie de plaisir. Les secrétaires ont eu soin d’avertir les juges d’élection & autres du jour & de l’heure où les intendans doivent arriver. Les subdélégués & receveurs des tailles ont préparé un grand dîné ; ils ont ramassé les mets les plus délicats & les meilleurs vins. Ils présentent un papier, au bas duquel les intendans n’ont qu’à mettre leurs signatures. Dans une demi-heure de temps on expédie le département d’une élection.

Les subdélégués, toujours fortement occupés du bien public (comme on sait), & les receveurs des tailles, gens toujours intègres, ont tout vu, tout examiné, tout pesé avec l’impartialité la plus ferme & la plus scrupuleuse. S’il y a dix à douze élections dans une généralité, c’est donc une affaire de dix à douze jours, au plus : car, pour abréger l’ennui de monseigneur, on fait fort bien venir deux élections dans un même lieu ; & comme les subdélégués ont fait toutes les affaires de chaque élection, on leur doit aveuglément une entière confiance, & pareille à celle que les minières accordent aux intendans.

Admirez le désintéressement des subdélégués, de ces grands travailleurs qui épargnent à monseigneur les détails de la besogne, toujours indignes des hommes en place, lesquels doivent être penseurs. Ces subdélégués n’ont pas un sou d’appointemens ; mais la Providence les récompense : car, malgré cela, ils deviennent presque tous riches, & trouvent encore le moyen d’entretenir un secrétaire de subdélégation aussi sans appointemens ; celui-ci n’en prospère pas moins. C’est que des travaux aussi patriotiques que les leurs ne peuvent pas faire germer l’ingratitude publique. Rien de plus curieux à mon gré que d’accompagner un intendant dans son département.

Le corps des intendans a donc ses racines dans le corps des maîtres des requêtes : ce haut & puissant corps a deux faces ; quoiqu’horriblement financier, il a néanmoins une physionomie de magistrature.

Les intendans ont été d’abord les plus grands ennemis des assemblées provinciales ; ils ont soutenu qu’il valoit mieux leur confier les choses qu’à des gens de province, l’administration de leurs propres affaires, parce que, pour bien voir, & pour bien découvrir les objets, il ne faut pas en être si près.

Et voilà pourquoi les intendans demeurent à Paris.

Vous voyez donc, lecteur, que Paris est le vrai point de vue & le seul d’où l’on découvre clairement tout ce qui est nécessaire à la province ; & que, pour bien administrer une province, il faut un homme absolument étranger à cette province. Or, un point capital, c’est que l’intendant ne réside point ou presque point dans sa généralité : il aura donc un secrétaire, qui arrangera ses propres affaires en faisant celles du public.

Les assemblées provinciales auront l’avantage de remédier à cette administration, & d’offrir un thermomètre sûr.

Lorsqu’un intendant a son bien & ses terres dans sa généralité, alors il est seigneur de village : c’est bien autre chose ; il faut que tous les voisins sacrifient leurs fonds pour former une ville du hameau de monseigneur. Il faut que la plus grande partie des fonds destinés aux ponts & chaussées, soit employée à faire des chemins de tous les côtés du château de monseigneur, & les chemins les plus utiles & les plus nécessaires sont retardés, ou ne se font point.

Les intendans sont juges & parties. Si un particulier se trouve vexé par un intendant, & qu’il s’en plaigne, il a toujours tort. Eh ! comment auroit-il raison ? les ministres ne veulent être instruits que par le rapport des intendans.

La balance de Thémis dans les mains d’un intendant, cela fait sourire.

Mais voici les administrations provinciales heureusement formées. Elles ont fait naître des citoyens, des gens éclairés, des patriotes ; car on ne peut s’attacher à la chose publique, qu’en débattant ses intérêts. Les projets utiles ne prennent une forme respectable, que quand on est sûr d’attacher le regard de ses concitoyens.

Qui peut mieux savoir que les citoyens du canton, les moyens de remédier aux abus du canton, & de pourvoir à ses besoins ?

Le monarque le plus puissant sera toujours celui qui partagera sa puissance avec ses sujets, & qui excitera leur noble orgueil, au lieu de l’étouffer. Bien loin d’affoiblir son autorité, en partageant avec ses sujets les détails de l’administration, le monarque la doublera.

Quand on discute les intérêts d’un royaume, on voit naître soudain des hommes expérimentés, & toutes les entreprises se dirigent vers la gloire nationale. Un peuple qui sent sa dignité fait des choses étonnantes. Celui qui n’a aucun pouvoir sur les plus petites entreprises, s’accoutume à voir avec indifférence les mouvemens du gouvernail moteur, & il se sépare de la renommée de l’état.

Aujourd’hui les intendans sont tellement fondus avec les assemblées nationales, qu’ils sont obligés d’en suivre l’esprit & la marche. Ils ne pourront plus mettre l’égoïsme de l’autorité à la place des grandes vues de la politique & de la législation.

J’oubliois de dire qu’on avoit choisi les maîtres des requêtes pour plâtrer le parlement en 1771, dans cette misérable guerre où le monarque avoit cessé d’appercevoir qu’il ruinoit l’autorité légitime & respectée, pour y substituer un pouvoir alarmant, & infiniment plus contentieux.