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Tableau de Paris/712

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CHAPITRE DCCX.

Cinq Janvier 1757.


La mort d’un monarque est un événement dans l’univers. Frapper un roi, c’est assassiner une nation, parce que la main qui le fait tomber, cause une révolution dans le gouvernement politique. L’assassinat d’une tête couronnée précipite dans le tombeau un grand nombre de mortels. On n’attente point à la vie de ces grands personnages assis sur les trônes, sans ébranler le royaume dont ils sont les chefs. C’est donc le plus grand des délits que de porter la main sur la personne sacrée du prince. Le roi & l’état sont intimement liés ; & comment réparer le vide que cause tout-à-coup la mort d’un souverain ? comment empêcher cette foule de calamités qui vont naître, à la suite de ce grand meurtre ? La moitié de la nation peut se voir tout-à-coup ensevelie sous le cercueil royal. Qui peut aujourd’hui calculer les désastres qu’occasionna le couteau fatal qui perça le sein de Henri IV. Sully alloit consommer l’ouvrage de la grandeur de la France, Ravaillac tua sa félicité. La main d’un scélérat hardi changea le systême de ce royaume, & bouleversa celui de l’Europe.

Lorsque Louis XV fut frappé, la nature du délit exigea les plus profondes recherches : le soupçon devint conviction : les paroles en l’air furent pesées ; tout devint grave : les paroles des enfans, des fous, des rêveurs, tout fut suivi, examiné. Ce crime de lèse-majesté au premier chef avoit semblé rendre tous les citoyens coupables. Une foule de gens furent arrêtés, & le moindre mot cessa d’être indifférent.

Si les recherches parurent minutieuses & rigides, c’est qu’on ne sentit pas toutes les conséquences qui pouvoient résulter d’un pareil attentat. On établit une inquisition sévère : les perquisitions n’eurent point de relâche.

On ne pouvoit se figurer comment il s’étoit trouvé un assassin de cette espèce, qui ne pouvoit jamais échapper aux supplices & à la mort. Quelle prétention pouvoit-il avoir ? que pouvoit-il attendre, espérer ? que faisoit à cet homme de la lie du peuple la mort d’un prince ?

Les précautions que l’on prit pour que le régicide n’échappât point au procès & aux tourmens, furent extrêmes. Un lit ingénieux fut imaginé pour qu’il ne pût attenter sur lui-même. Des médecins sembloient répondre de sa vie. Il étoit devenu un être précieux, & les mouvemens de sa tête & de ses yeux étoient comptés. Le lever, le coucher, le mettre sur son séant, étoit une affaire capitale. Ce parricide s’amusoit des soins multipliés dont il étoit devenu l’objet ; il voyoit autour de son lit une foule de personnages distingués, qui le traitoient avec une sorte de circonspection ; & ayant osé porter la main sur un monarque, il étoit traité comme un monarque enchaîné.

Chacun étoit curieux d’envisager le régicide sur le lit où il étoit couché. Un jeune chirurgien s’étant glissé, & ayant jeté un œil avide sur ce tueur de roi, Damien remarqua son coup-d’œil, & dit qu’on l’arrête. Le jeune chirurgien fut arrêté, & Damien dit qu’il n’avoit voulu que lui faire peur, pour le punir de sa curiosité ; mais la peur fut telle dans l’ame de ce jeune homme, qu’il mourut d’effroi.

Le genre de supplices qu’on devoit faire souffrir au criminel, étoit tout décidé. Les juges ne firent que renouveller l’arrêt porté contre Ravaillac. Il faut bien que ce crime soit le plus énorme, puisque le supplice ne fut point adouci, quoique le monarque ne fût point mort.

La curiosité fit ce jour-là, de la nation, un peuple avide de contempler ces rares tortures. Les femmes oublièrent la sensibilité de leur sexe ; & des lunettes d’approche entre leurs mains amenoient, sous leurs regards, les bourreaux & les angoisses du supplicié. Leurs yeux ne se détournèrent point de cet amas de tourmens recherchés. La pitié & la commisération s’étoient envolées de la place où le criminel expioit son forfait par le plus long & le plus cruel des supplices. Il fut tel, que la postérité frémira, en en lisant le récit.

On aura peine à le concilier un jour avec nos mœurs, avec notre philosophie ; mais les loix anciennes ordonnoient que les mêmes tourmens fussent renouvelés, & le parlement ne changea rien à l’arrêt rendu en 1610.

Lorsqu’on instruisoit le procès de Ravaillac, un italien nommé Balbany, très-habile mécanicien, se présenta à l’avocat-général, & lui dit qu’il se chargeoit de questionner le coupable sans lui briser aucun membre ; mais de manière à lui arracher, par la gradation des douleurs, le secret de ses complices. L’avocat-général en fit son rapport au parlement, qui étoit sur le point d’agréer la chose ; mais il vint des oppositions de la part de la cour du louvre. On dit que des questionnaires nouveaux & des bourreaux inventifs se présentèrent aussi pour l’interrogation de Damien.

Duclos, en qualité d’historiographe de France, demanda d’assister à une des interrogations de Damien. Cela lui fut accordé après quelques préliminaires ; mais comme son vêtement auroit discordé avec l’habillement des juges, Duclos l’académicien endossa une robe noire, & mit une perruque longue. De cette manière, il vit & entendit le régicide. C’est ce qu’il m’a confirmé de son vivant.